I
« Un brouhaha le ramena à Saint-Sulpice ; la maîtrise partait ; l'église allait se clore. J'aurais bien dû tâcher de prier, se dit-il ; cela eût mieux valu que de rêvasser dans le vide ainsi sur une chaise ; mais prier ? Je n'en ai pas le désir ; je suis hanté par le Catholicisme, grisé par son atmosphère d'encens et de cire, je rôde autour de lui, touché jusqu'aux larmes par ses prières, pressuré jusqu'aux moelles par ses psalmodies et par ses chants. Je suis bien dégoûté de ma vie, bien las de moi, mais de là à mener une autre existence il y a loin ! Et puis… et puis… si je suis perturbé dans les chapelles, je redeviens inému et sec, dès que j'en sors. Au fond, se dit-il, en se levant et en suivant les quelques personnes qui se dirigeaient, rabattues par le suisse vers une porte, au fond, j'ai le cœur racorni et fumé par les noces, je ne suis bon à rien. »
(J.K. Huysmans, En route)
Pendant toutes les années de ma triste jeunesse, Huysmans demeura pour moi un compagnon, un ami fidèle ; jamais je n'éprouvai de doute, jamais je ne fus tenté d'abandonner, ni de m'orienter vers un autre sujet ; puis, une après-midi de juin 2007, après avoir longtemps attendu, après avoir tergiversé autant et même un peu plus qu'il n'était admissible, je soutins devant le jury de l'université Paris IV – Sorbonne ma thèse de doctorat : Joris-Karl Huysmans, ou la sortie du tunnel. Dès le lendemain matin (ou peut-être dès le soir même, je ne peux pas l'assurer, le soir de ma soutenance fut solitaire, et très alcoolisé), je compris qu'une partie de ma vie venait de s'achever, et que c'était probablement la meilleure.
Tel est le cas, dans nos sociétés encore occidentales et social-démocrates, pour tous ceux qui terminent leurs études, mais la plupart n'en prennent pas, ou pas immédiatement conscience, hypnotisés qu'ils sont par le désir d'argent, ou peut-être de consommation chez les plus primitifs, ceux qui ont développé l'addiction la plus violente à certains produits (ils sont une minorité, la plupart, plus réfléchis et plus posés, développant une fascination simple pour l'argent, ce « Protée infatigable »), hypnotisés plus encore par le désir de faire leurs preuves, de se tailler une place sociale enviable dans un monde qu'ils imaginent et espèrent compétitif, galvanisés qu'ils sont par l'adoration d'icônes variables : sportifs, créateurs de mode ou de portails Internet, acteurs et modèles.
Pour différentes raisons psychologiques que je n'ai ni la compétence ni le désir d'analyser, je m'écartais sensiblement d'un tel schéma. Le 1er avril 1866, alors âgé de dix-huit ans, Joris-Karl Huysmans débuta sa carrière, en tant qu'employé de sixième classe, au ministère de l'Intérieur et des cultes. En 1874, il publia à compte d'auteur un premier recueil de poèmes en prose, Le drageoir à épices, qui fit l'objet de peu de recensions hors un article, extrêmement fraternel, de Théodore de Banville. Ses débuts dans l'existence, on le voit, n'eurent rien de fracassant.
Paru le 07/01/2015
320 pages
Flammarion
21,00 €
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