#Polar

La Dame de Reykjavík

Ragnar Jónasson, Philippe Reilly

Hulda a tout donné à sa carrière. Mais en faisant toujours cavalier seul. Elle a beau être une des meilleures enquêtrices du poste de police de Reykjavík, à soixante-quatre ans, sa direction la pousse vers la sortie. La perspective de la retraite l'affole. Tout ce temps et cette solitude qui s'offrent à elle, c'est la porte ouverte aux vieux démons et aux secrets tragiques qu'elle refoule depuis toujours. Alors, comme une dernière faveur, elle demande à son patron de rouvrir une affaire non résolue. Elle n'a que quinze jours devant elle. L'enquête va s'avérer bien plus complexe et risquée que prévu...

Par Ragnar Jónasson, Philippe Reilly
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À ma mère

 

 

La colère, comme un éclair jaillit de l’enfer, brise les membres des hommes et attise un brasier démoniaque dans leurs yeux.

Évêque Jón Vídalín

 

 

JOUR 1

 


* * *

 

 

* * *

 

 

1

 

– Comment m’avez-vous trouvée ? demanda la femme.

Sa voix tremblait. Son visage était livide.

L’inspectrice principale Hulda Hermannsdóttir sentit son intérêt redoubler. Rompue à ce petit jeu, elle s’attendait à susciter ce type de réactions – même quand les personnes qu’elle interrogeait n’avaient rien à se reprocher. Être passé au crible par la police est toujours intimidant, que ce soit au poste ou lors d’une conversation informelle comme celle qu’elles avaient en ce moment.

Elles étaient assises l’une en face de l’autre dans la petite salle de repos, juste à côté de la cantine du personnel de la maison de retraite de Reykjavík où la femme travaillait. La quarantaine, les cheveux coupés court, l’air fatigué… La visite imprévue de Hulda semblait la perturber. Bien sûr, son trouble ne prouvait rien, mais Hulda avait la sensation que la femme lui cachait quelque chose. Au fil des ans et des interrogatoires, elle avait fini par acquérir un certain talent pour sentir quand on essayait de la mener en bateau. Certains auraient parlé d’intuition, mais Hulda détestait ce mot, l’alibi commode des flics paresseux.

– Comment je vous ai trouvée ? répéta-t-elle calmement. Mais vous vouliez être trouvée, n’est-ce pas ?

Elle jouait sur les mots, mais c’était une façon comme une autre de lancer la conversation.

– Quoi ? Oui…

Une vague odeur de café flottait dans l’air – un relent âcre. La pièce, exiguë, était sombre et meublée à l’ancienne, sans éclat.

La femme avait posé sa main sur la table. Sa paume laissa une empreinte moite quand elle la ramena vers sa joue. En temps normal, Hulda se serait réjouie de repérer un tel signe. Peut-être le préambule à des aveux ? Mais elle n’éprouvait pas sa satisfaction habituelle. Elle reprit :

– Je voudrais vous poser quelques questions à propos d’un incident qui s’est déroulé la semaine dernière.

Elle parlait vite, comme à son habitude. Son ton était chaleureux et enjoué, élément important de la personnalité positive qu’elle s’était façonnée pour sa vie professionnelle et qui lui servait pour des tâches aussi délicates que celle-ci. Le soir, chez elle, elle était totalement différente. Seule, vidée de toute énergie, en proie à la fatigue et à la déprime.

La femme hocha la tête. Elle savait ce qui l’attendait.

– Où étiez-vous vendredi soir ?

La réponse fusa.

– Au travail, je crois bien.

Hulda se sentit presque soulagée. Son interlocutrice ne renoncerait pas à sa liberté sans combattre.

– Vous êtes sûre ?

L’inspectrice se pencha en arrière, bras croisés, scrutant la réaction de la femme. Cette attitude, qu’elle adoptait toujours lors d’un interrogatoire, pouvait passer autant pour une posture défensive que pour un manque d’empathie. Posture défensive ? Et puis quoi encore ? C’était juste une façon d’occuper ses mains, éternellement agitées, et de rester concentrée. Quant au manque d’empathie… Elle n’éprouvait pas le besoin de s’impliquer, sur le plan émotionnel, davantage qu’elle ne le faisait déjà, tant son travail monopolisait sa vie : l’intégrité et l’implication qu’elle manifestait dans ses enquêtes frôlaient l’obsession.

– Vous en êtes bien certaine ? C’est facile à vérifier, vous savez. Vous ne voudriez pas être prise en flagrant délit de mensonge…

La femme ne répondit rien, mais sa gêne était évidente.

– Un homme a été renversé par une voiture, lâcha finalement Hulda. Vous avez dû voir ça dans les journaux ou à la télé ?

– Quoi ? Euh, peut-être…

Puis la femme ajouta :

– Et comment il va ?

– Il survivra, si c’est ce que vous voulez savoir.

– Non, pas vraiment, je…

– Mais il ne s’en remettra jamais complètement. Il est encore dans le coma. Alors, vous êtes au courant de cet incident ?

– J’ai… j’ai dû lire un article quelque part…

– Ce que les journaux n’ont pas dit, c’est que cet homme avait été condamné pour pédophilie, dit Hulda tandis que le visage de la femme restait impassible. Vous deviez le savoir quand vous avez foncé sur lui.

Toujours aucune réaction.

– Il a fait de la prison il y a quelques années, il avait purgé sa peine…

– En quoi ça me concerne ? interrompit la femme.

– Comme je viens de vous le dire, il avait purgé sa peine. Mais ça ne signifie pas pour autant qu’il avait arrêté. C’est ce qu’a démontré l’enquête. Car nous avions une bonne raison de croire que cet accident avec délit de fuite n’était pas un simple hasard. Nous avons fouillé son appartement pour trouver une piste. Et nous avons mis la main sur toutes ces photos…

– Des photos ? demanda la femme, définitivement ébranlée. De quoi ?

– D’enfants.

La femme retenait son souffle. Hulda répondit à la question qu’elle n’osait pas poser et qui lui brûlait manifestement les lèvres.

– Et de votre fils.

Des larmes se mirent à rouler sur les joues de la femme.

– Des photos… de mon fils, bégaya-t-elle dans un sanglot.

– Pourquoi vous n’avez pas alerté les secours ? poursuivit Hulda, en s’efforçant de rendre sa question la moins accusatrice possible.

– Hein ? Je ne sais pas… Bien sûr, j’aurais dû le faire… Mais je pensais à lui, vous comprenez ? À mon fils. Je ne supportais pas l’idée de lui infliger ça… Il aurait été obligé… d’en parler à des gens… de témoigner dans un tribunal. C’était une erreur… peut-être…

– De renverser cet homme ? Oui.

– Oui, mais…

Hulda attendit, laissant aux aveux le temps nécessaire pour advenir. Mais elle n’éprouvait pas ce sentiment d’accomplissement qu’elle ressentait généralement quand elle résolvait une affaire. D’ordinaire, son seul but était d’exceller dans son métier ; sa fierté se mesurait au nombre d’affaires délicates qu’elle avait résolues toutes ces années. Le problème, cette fois, c’est qu’elle n’était pas du tout persuadée d’être assise en face du vrai coupable – même si la femme avait bien commis les faits, pas de doute. À tout prendre, c’était plutôt une victime.

À présent, la femme s’abandonnait totalement à ses pleurs.

– Je… je le surveillais.

Sa voix s’étrangla.

– Vous le surveilliez ? Vous habitez dans le même quartier, n’est-ce pas ?

– Oui, murmura la femme, reprenant la maîtrise de sa voix, comme si la colère lui donnait un surcroît de force. Je surveillais ce salaud. L’idée qu’il puisse continuer à faire ses… ses saloperies m’était insupportable. J’en faisais des cauchemars, je rêvais qu’il s’attaquait à une autre victime, je me réveillais en pleine nuit… Et tout ça, c’était ma faute parce que je ne l’avais pas dénoncé ! Vous comprenez ?

Hulda acquiesça. Elle ne comprenait que trop bien.

– Un jour, je l’ai repéré rôdant près de l’école. Je venais d’y déposer mon fils. J’ai garé la voiture et je l’ai observé. Il discutait avec des garçons, et il avait… ce sourire répugnant. Il est resté un moment à traîner près de l’aire de jeux. J’étais folle de rage. Il continuait. Les types comme lui n’arrêtent jamais…

Elle essuya ses joues mais les larmes ne cessaient de ruisseler.

– Presque jamais, concéda Hulda.

– Ensuite, il est parti. Je l’ai suivi. Et tout à coup, l’occasion s’est présentée. Il a traversé la rue. Il n’y avait personne autour de moi, personne pour me voir, alors j’ai accéléré. Je ne sais pas à quoi je pensais. À rien sans doute.

Les sanglots redoublèrent, la femme enfouit sa tête dans ses mains. Sa voix tremblait.

– Je ne voulais pas le tuer. Enfin, je ne crois pas. J’étais juste terrifiée et furieuse. Qu’est-ce qui va m’arriver maintenant ? Je ne peux pas… je ne peux pas aller en prison. On est tous les deux, mon fils et moi. Son père est un incapable. Il ne peut pas s’en occuper.

Hulda se leva et posa la main sur l’épaule de la femme. Sans rien ajouter.

 

 

2

 

Debout près de la vitre, la jeune mère attendait. Elle s’était habillée avec soin pour la visite, comme toujours. Son manteau – sans doute le plus élégant – était un peu élimé, mais les temps étaient durs : elle ferait avec. Ils l’obligeaient toujours à attendre. Comme pour la punir. Comme pour lui rappeler sa faute et lui marteler la leçon. Pour ne rien arranger, la pluie avait trempé son manteau.

Plusieurs minutes passèrent, longues comme l’éternité, avant qu’une infirmière entre dans la salle, portant la petite fille dans ses bras. Comme à chaque fois qu’elle voyait sa fille de l’autre côté de la vitre, la mère eut le cœur chamboulé. Submergée par une vague d’impuissance et de désespoir, elle prenait courageusement sur elle pour n’en rien laisser paraître. Certes, sa fille n’avait que six mois – aujourd’hui justement – et ne risquait guère de se rappeler sa visite. Mais son instinct de mère lui soufflait qu’il était crucial que le moindre de ses souvenirs – et donc la moindre de ses visites à elle – soit un moment heureux.

L’enfant était pourtant loin de paraître heureuse. Pire : la présence de sa mère, de l’autre côté de la vitre, ne semblait pas susciter de réaction chez elle. Comme si elle n’était qu’une étrangère – une femme un peu bizarre, au manteau mouillé, sur laquelle elle aurait posé les yeux pour la première fois. Pourtant, il n’y avait pas si longtemps, elles étaient blotties l’une contre l’autre dans le service de maternité.

La jeune mère avait droit à deux visites par semaine. Insuffisant. À chaque fois, le fossé se creusait un peu plus entre elles. Deux visites seulement, et cette vitre qui les séparait…

Elle essaya de parler à son enfant à travers la paroi. Elle savait que le son de sa voix lui parvenait, mais à quoi servaient ses mots ? La petite fille était trop jeune pour comprendre, elle avait besoin d’être bercée peau contre peau par sa mère, pas qu’on lui parle.

Ravalant ses larmes, la femme sourit à son enfant et lui dit à voix basse combien elle l’aimait.

– Mange bien et sois gentille avec les infirmières.

En réalité, elle ne désirait qu’une seule chose : briser la vitre, arracher le bébé des mains de l’infirmière et tenir son enfant contre elle pour ne plus jamais le laisser.

Sans même s’en rendre compte, elle s’était approchée de la vitre. Elle tapota doucement le verre et la bouche de la petite fille se fendit en un sourire qui la fit fondre. Une larme glissa alors, enfin, sur sa joue. Elle tapota un peu plus fort, mais l’enfant tressaillit et se mit à pleurer.

Incapable de se retenir, la mère se mit à cogner de plus en plus fort contre la vitre en hurlant :

– Rendez-la-moi ! Je veux ma fille !

L’infirmière se leva et quitta prestement la salle, emportant le bébé. Malgré cela, la mère continuait de frapper et de crier.

Soudain, une main ferme s’abattit sur son épaule. Elle se retourna : une femme âgée se tenait devant elle. Elles se connaissaient déjà.

– Allons, vous savez que ça ne vous mènera à rien. On ne pourra plus vous autoriser ces visites si vous faites un tapage pareil. Vous faites peur à votre fille.

Ses mots résonnèrent dans la tête de la mère. Elle connaissait le laïus par cœur : dans l’intérêt de l’enfant, mieux valait ne pas créer de lien trop profond pour ne pas rendre trop pénible l’attente entre les visites. C’était pour le bien de sa fille.

Cela lui avait semblé complètement absurde, mais elle avait fait semblant de comprendre, terrifiée de se voir totalement interdire les visites.

Dehors, sous la pluie qui n’avait pas cessé, elle se jura qu’une fois réunies, elle ne parlerait jamais à sa fille de cette période, de la vitre et de la séparation forcée. Elle espérait juste que l’enfant ne s’en souviendrait pas.

 

 

3

 

Il était près de dix-huit heures quand l’interrogatoire de la femme s’acheva. Hulda rentra directement chez elle. Elle avait besoin de se poser un peu avant de passer à l’étape suivante.

L’été approchait, les journées rallongeaient mais le soleil tardait à apparaître. Les averses, en revanche, succédaient aux averses.

Dans ses souvenirs, les étés étaient plus chauds, plus lumineux, gorgés de soleil. Tant de souvenirs… Trop, à vrai dire. Elle avait du mal à croire qu’elle allait avoir soixante-cinq ans. Qu’elle était en plein cœur de la soixantaine, avec ses soixante-dix ans en ligne de mire.

Accepter son âge était une chose ; accepter la retraite en était une autre. Mais il n’y avait rien à faire : bientôt, bien trop tôt, elle toucherait sa pension. Qu’est-ce qu’une personne de son âge était censée ressentir ? Elle n’en savait rien. Sa mère était déjà une vieille femme à soixante ans – et même avant cela. Mais à présent que c’était son tour, Hulda n’éprouvait pas de grande différence entre ses quarante-quatre ans et ses soixante-quatre ans. Peut-être un peu moins de tonus ces derniers temps, mais rien de vraiment notable. Elle avait encore une bonne vue. Son ouïe, peut-être, laissait un peu à désirer. Elle s’entretenait physiquement, elle aimait le grand air, ça aidait. On lui avait même signé un certificat attestant qu’elle n’était pas vieille ! « En excellente forme », avait reconnu le jeune médecin lors de son dernier check-up – un garçon bien trop jeune pour être médecin, évidemment.

À vrai dire, la phrase complète était : « En excellente forme pour votre âge. »

Elle avait gardé son visage et sa couleur naturelle de cheveux – bruns, toujours, avec quelques mèches grises éparses. C’était seulement quand elle s’observait dans un miroir qu’elle constatait les ravages du temps. Parfois, elle n’en croyait pas ses yeux, comme si on lui renvoyait le reflet d’une étrangère – des traits familiers, bien sûr, mais qu’elle aurait préféré ne pas reconnaître. Des rides ci et là, des poches sous les yeux, la peau plus distendue. Qui était cette femme ? Qu’est-ce qu’elle fabriquait dans le miroir de Hulda ?

Assise dans le « bon » fauteuil, celui de sa mère, elle regardait par la fenêtre du salon. La vue n’avait rien de remarquable : le genre de panorama qu’on a sous les yeux depuis le quatrième étage d’un immeuble en ville.

Ça n’avait pas toujours été ainsi. De temps en temps, elle s’autorisait un moment fugace de nostalgie, repensant aux jours anciens. Quand elle vivait en famille dans la maison au bord de la mer, à Álftanes. Quand les chants des oiseaux éclataient, si forts, si soutenus – tellement plus forts qu’ici. Il suffisait de mettre un pied dans le jardin pour se sentir immergé dans la nature. Avec la mer si proche, le vent soufflait beaucoup, il est vrai. Mais Hulda s’était toujours accrochée au vent frais de l’océan, aussi froid soit-il, comme à une bouée de sauvetage. Elle fermait les yeux, debout sur le rivage, au pied de la maison, laissant son esprit se remplir des échos de la nature – le fracas des vagues, le miaulement des goélands. Elle respirait, tout simplement.

 

Le temps avait passé si vite. Le jour où elle était devenue mère, celui où elle s’était mariée : c’était hier. Pourtant, si on faisait le décompte des années, cela remontait à une éternité. Le temps est comme un accordéon : un instant comprimé, le suivant s’étirant interminablement.

Elle savait que son métier lui manquerait, en dépit de toutes ces fois où elle s’était plainte de voir ses talents sous-estimés. Malgré le plafond de verre auquel sa tête s’était si souvent heurtée.

La vérité, c’est qu’elle était terrifiée à l’idée de se retrouver seule. Même si, à l’horizon, une lueur commençait à briller. Elle ne savait pas encore où son amitié avec ce type du club de randonnée la mènerait, mais les perspectives étaient à la fois excitantes et déstabilisantes. Depuis son veuvage, elle était restée plus ou moins célibataire. Elle n’avait rien fait pour encourager les avances de cet homme. Elle avait au contraire passé en revue tous les désavantages d’une relation, et son âge lui semblait un obstacle insurmontable. Ce qui ne lui ressemblait pas : elle faisait habituellement de son mieux pour l’oublier, s’accrochant à la jeunesse de son esprit. Cette fois, un nombre l’en empêchait. Soixante-quatre. Elle ne cessait de se demander si c’était une bonne idée de se lancer dans une histoire sentimentale à son âge – mais en réalité, c’était juste une mauvaise excuse pour s’éviter de prendre le risque. Elle avait peur, voilà tout.

Quoi qu’il puisse arriver, Hulda était bien décidée à prendre son temps. Inutile de précipiter les choses. Elle aimait bien cet homme et s’imaginait sans peine passer en sa compagnie le crépuscule de sa vie. Ce n’était pas de l’amour – elle avait même oublié à quoi ça ressemblait –, mais l’amour n’était pas indispensable. Ils partageaient la même passion pour la nature et le grand air, ce qui n’allait pas de soi, et elle se plaisait en sa présence. Elle savait aussi que si elle avait accepté de le revoir après leur premier rendez-vous, c’était parce qu’elle était terrifiée à l’idée de vieillir seule.

 

 

4

 

Hulda était troublée par cet e-mail, même s’il ne comportait rien d’exceptionnel : son chef voulait avoir une petite discussion avec elle à neuf heures. Il avait envoyé son message la veille au soir, assez tard, ce qui était plutôt inhabituel. Comme le fait de vouloir commencer la journée par une « petite discussion » avec elle. Hulda le voyait souvent tenir des réunions informelles dans la matinée, mais elle n’y était jamais conviée. Ce n’étaient pas tant des réunions de travail que des occasions de renforcer l’esprit d’équipe entre les gars du service, et elle ne faisait pas partie de cette bande. Elle avait beau occuper un poste à responsabilité depuis des années, elle avait l’impression que ses supérieurs ne lui faisaient pas pleinement confiance – pas plus que ses subordonnés, d’ailleurs. La direction n’avait certes pas réussi à l’écarter totalement de toute idée de promotion, mais elle était désormais au pied d’un mur infranchissable. Les postes auxquels elle prétendait étaient régulièrement attribués à des collègues plus jeunes et plus… masculins. Elle s’était finalement résignée à l’inévitable. Et plutôt que d’espérer de nouveaux lauriers, elle s’était contentée d’être la meilleure inspectrice principale possible.

C’est donc avec une certaine appréhension qu’elle avança dans le couloir en direction du bureau de Magnus. Il répondit immédiatement aux coups frappés à la porte. Il était aussi affable que d’habitude, mais d’une cordialité superficielle, fausse.

– Asseyez-vous, Hulda.

Son ton était légèrement condescendant, que ce soit conscient ou non. Elle frémit.

– J’ai pas mal de travail… C’est important ?

– Asseyez-vous, répéta-t-il. Il faut qu’on ait une petite conversation tous les deux. Sur votre cas.

Magnus venait d’entrer dans la quarantaine. Il avait gravi rapidement les échelons. Il était grand, en pleine santé ; seule sa calvitie précoce trahissait son âge.

Elle s’assit, le cœur serré. Son cas ?

– Vous n’en avez plus pour longtemps, commença Magnus avec un sourire.

Tandis que Hulda se taisait, il se racla la gorge et insista, plus maladroitement encore :

– Je veux dire, c’est votre dernière année parmi nous, n’est-ce pas ?

– Oui, en effet, répondit-elle, hésitante. Je prends ma retraite à la fin de l’année.

– Exactement. La seule chose… c’est qu’une nouvelle recrue nous rejoint le mois prochain. Un jeune homme extrêmement brillant.

Hulda n’arrivait pas à croire que cette conversation avait lieu.

– Il va vous remplacer. C’est une chance pour l’équipe de pouvoir le compter parmi nous. Il aurait pu tout aussi bien partir à l’étranger ou travailler dans le privé.

Un coup de poing dans l’estomac.

– Quoi ? Me remplacer ? Qu’est-ce que… qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Il va prendre votre poste et votre bureau.

Les mots lui manquaient. Ses pensées se bousculaient dans sa tête.

– Quand ? demanda-t-elle d’une voix rauque.

– Dans deux semaines.

– Mais… qu’est-ce que je vais devenir ?

La nouvelle l’anéantissait.

– Vous pouvez partir maintenant, tout de suite. Il ne vous reste plus beaucoup de temps, de toute façon. Il s’agit juste d’avancer de quelques mois la date de votre retraite.

– Tout de suite ?

– Oui. Naturellement, vous conserverez votre salaire. Vous n’êtes pas virée, Hulda. Vous prenez juste un congé de quelques mois, et vous enchaînez sur votre retraite. Ça ne changera rien au montant de votre pension. Vous avez l’air surprise… C’est un bon arrangement que je vous propose. Vous n’y perdez pas au change. Vous aurez plus de temps pour vos loisirs, plus de temps pour…

À son expression, il était évident qu’il n’avait pas la moindre idée de ce que Hulda pouvait bien faire de son temps libre.

– … pour voir vos…

Il n’alla pas plus loin. Il aurait dû savoir que Hulda n’avait pas de famille.

– C’est très aimable à vous de me le proposer, mais je n’ai pas l’intention de prendre ma retraite en avance, répondit-elle sèchement en essayant de faire bonne figure. Merci quand même.

– À vrai dire, ce n’est pas une proposition. Ma décision est prise.

La voix de Magnus s’était faite plus cassante.

– Votre décision ? Je n’ai pas mon mot à dire ?

– Je suis désolé, Hulda. Nous avons besoin de votre bureau.

Et de rajeunir l’équipe, pensa-t-elle.

– C’est comme ça que vous me remerciez ?

Elle sentit sa voix flancher.

– Allons, allons, ne le prenez pas mal. Ça n’a aucun rapport avec vos compétences. Voyons, Hulda, vous savez bien que vous êtes l’un de nos meilleurs officiers – nous le savons tous les deux.

– Et les affaires dont je m’occupe ?

– Je les ai déjà attribuées à d’autres. Avant votre départ, vous pourrez faire la connaissance de notre nouvel agent et le briefer. Votre gros dossier du moment, c’est ce pédophile qu’on a renversé avec délit de fuite, n’est-ce pas ? Du nouveau de ce côté ?

Elle réfléchit. Ça aurait été satisfaisant pour son ego de partir sur un succès : aveux et enquête bouclée. Dans un moment de folie, une femme a décidé de faire justice elle-même afin d’éviter que d’autres enfants ne soient victimes d’agressions. Mais son geste pouvait se comprendre. Une sorte de vengeance légitime ?

– Je suis encore loin d’avoir terminé, j’en ai peur, finit-elle par dire. Si vous voulez mon avis, c’était juste un accident. Je suggère de classer le dossier en espérant que le chauffard se fera connaître le moment venu.

– Hmmm, d’accord. Parfait. On vous préparera une petite fête un peu plus tard dans l’année, quand vous prendrez officiellement votre retraite. Mais vous pouvez libérer votre bureau aujourd’hui, si vous voulez.

– Vous voulez que je parte aujourd’hui même ?

– Oui, si ça vous va. Sauf si vous préférez rester encore deux ou trois semaines.

– Oui, s’il vous plaît.

Elle regretta aussitôt le « s’il vous plaît ».

– Je partirai quand le nouveau prendra son poste, mais en attendant, je veux suivre mes affaires.

– Je vous l’ai dit, je les ai déjà affectées à vos collègues. Mais… eh bien, vous pouvez toujours vous occuper d’une de nos affaires non résolues, j’imagine. Celle qui vous plaira. Qu’est-ce que vous en dites ?

Elle se vit bondir de sa chaise et partir en claquant la porte sans jamais revenir. Une impulsion aussitôt réprimée. Elle ne lui ferait pas ce plaisir.

– Bien. Je vais faire ça. N’importe quelle affaire ?

– Euh… oui, absolument. Ce que vous voulez. Ce qui vous permet de vous occuper.

Hulda eut la très nette impression que Magnus n’attendait qu’une chose : qu’elle fiche le camp, maintenant. Il avait d’autres chats à fouetter.

– Entendu. Dans ce cas, je vais trouver de quoi m’occuper.

Sur cette note sarcastique, elle se leva et sortit sans un au revoir ni un merci.

 

 

5

 

Hulda chancela en direction de son bureau, sous le choc. Elle avait le sentiment d’avoir été virée, flanquée à la porte. Comme si toutes ces années de bons et loyaux services n’avaient aucune valeur. C’était la première fois que cela lui arrivait. Elle surréagissait certainement, elle n’aurait pas dû si mal le prendre, mais elle n’arrivait pas à se débarrasser de la nausée qui lui vrillait l’estomac.

Elle s’assit et fixa d’un regard vide son ordinateur. Elle n’avait même plus assez d’énergie pour l’allumer. Son bureau, qu’elle considérait comme sa seconde maison, lui paraissait tout à coup étranger, comme si le nouveau propriétaire s’y était déjà installé. Elle trouvait sa vieille chaise inconfortable, la table en bois foncé usée et abîmée, les papiers qui y traînaient n’avaient plus aucun sens pour elle. L’idée d’y passer une minute de plus lui semblait insoutenable.

Elle avait besoin de trouver quelque chose, de distraire son esprit de ce qui venait de se passer. Quoi de mieux que de prendre Magnus au mot et d’aller fouiller aux archives, dans les dossiers d’affaires non résolues ? Hulda n’eut pas à réfléchir longtemps : une affaire s’imposait à elle. L’enquête avait été menée par un de ses collègues. Elle l’avait suivie de loin, mais ça pouvait se révéler un avantage : elle s’y plongerait avec un regard neuf.

Il s’agissait d’une mort inexpliquée qui, sans l’apparition d’un nouvel indice, avait toutes les chances de le rester. Qui sait ? Cette situation était peut-être un mal pour un bien, une occasion inespérée. La victime – une femme – n’avait plus personne pour prendre sa défense. Hulda pouvait endosser le rôle d’avocate, même brièvement. Et bien des choses pouvaient être accomplies en quinze jours. Elle ne s’imaginait pas vraiment résoudre l’énigme, mais ça valait le coup d’essayer. Et surtout, cela lui donnerait un but. Elle était farouchement déterminée à se présenter au bureau tous les matins jusqu’à ce que le « jeune homme » l’en déloge. L’idée de porter plainte auprès du service des ressources humaines lui traversa l’esprit, mais elle aurait tout le temps d’y réfléchir plus tard. Dans l’immédiat, elle voulait consacrer ses forces à une entreprise plus constructive.

Elle ressortit tout d’abord le dossier pour se rafraîchir la mémoire et se replonger dans les détails de l’affaire. Le corps de la jeune femme avait été trouvé par un sombre matin d’hiver, échoué dans une crique rocheuse à Vatnsleysuströnd, une parcelle côtière faiblement peuplée de la péninsule de Reykjanes, à trente kilomètres au sud de Reykjavík. Hulda n’y avait jamais mis les pieds, n’avait jamais eu de raison de le faire même si elle souvent passée dans les environs pour se rendre à l’aéroport. C’était un coin désolé du pays, balayé par les vents. Les champs de lave sans aucune végétation offraient peu de refuges contre les tempêtes qui soufflaient fréquemment depuis l’Atlantique vers le sud-ouest de l’Islande.

 

Cet incident remontait à plus d’un an et s’était déjà effacé de la mémoire collective. Non qu’il eût beaucoup attiré l’attention des médias à l’époque. Après les premiers émois autour de la découverte du corps, l’intérêt général était vite retombé et les feux de l’actualité s’étaient dirigés ailleurs. Si l’Islande était réputée pour être un des pays les plus sûrs du monde, avec guère plus de deux meurtres par an – et parfois même aucun – les morts accidentelles étaient, elles, assez courantes et les journalistes étaient plutôt blasés sur le sujet.

Ce n’était pas l’indifférence des médias qui la gênait, mais l’impression tenace que son collègue avait été négligent. Alexander. Elle n’avait jamais vraiment cru en ses capacités. Il n’était ni consciencieux ni particulièrement brillant, et s’il était parvenu à garder son poste au sein de la brigade criminelle, il le devait seulement à un mélange d’obstination et de relations judicieusement entretenues. Dans un monde plus juste, elle aurait été sa supérieure – plus intelligente, plus scrupuleuse, plus expérimentée… Mais elle était pourtant restée engluée dans sa routine. Dans des moments comme celui-là, elle ne pouvait retenir une vague d’amertume lancinante. Elle aurait tout donné à l’époque pour être en droit de retirer l’affaire à cet inspecteur qui ne la méritait pas.

Le manque d’enthousiasme d’Alexander pour cette affaire était flagrant durant les réunions avec l’équipe, quand, d’une voix molle, il énumérait tous les indices allant dans le sens d’une mort accidentelle. Hulda découvrait à présent combien il avait bâclé son rapport. Une brève synthèse des analyses post mortem, très lacunaire, avec la conclusion habituelle appliquée aux cadavres rejetés par la mer : impossible, vu leur état, de déterminer si la mort était le résultat d’un acte criminel. Sans grande surprise, l’enquête n’avait rien donné de plus et avait été mise au rancart pour laisser la place à des affaires « plus urgentes ». Hulda ne pouvait s’empêcher de penser que tout aurait été bien différent si la jeune femme avait été islandaise. Selon toute probabilité, l’opinion publique aurait exigé des résultats et l’enquête aurait été confiée à un inspecteur plus chevronné.

La victime avait vingt-sept ans, l’âge auquel Hulda avait donné naissance à sa fille. Vingt-sept ans, seulement : le printemps de sa vie. Bien trop jeune pour faire l’objet d’une enquête criminelle – a fortiori, d’une affaire non résolue dont personne ne voulait plus s’occuper. Personne, sauf Hulda.

Selon le rapport du médecin légiste, la fille s’était noyée. De l’eau de mer. Ses plaies à la tête auraient très bien pu suggérer qu’elle avait d’abord reçu des coups, mais elle pouvait évidemment avoir aussi trébuché, s’être assommée, et être tombée à l’eau.

Elle s’appelait Elena, c’était une demandeuse d’asile arrivée de Russie depuis seulement quatre mois. La rapidité avec laquelle tout le monde l’avait oubliée comptait sans doute pour beaucoup dans la motivation de Hulda. Elena était venue se réfugier en Islande, dans ce pays étranger, et n’y avait trouvé pour seul abri qu’une tombe, sous la mer. Si Hulda ne saisissait pas cette opportunité, personne n’irait jamais au bout de l’énigme. L’histoire d’Elena sombrerait dans l’oubli. Et resterait à jamais celle d’une fille venue en Islande pour y mourir.

 

 

 

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La Dame de Reykjavík

Ragnar Jónasson trad. Philippe Reilly

Paru le 21/04/2022

472 pages

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28,00 €