#Roman francophone

Cher époux

Joyce Carol Oates, Claude Seban

Avec ce recueil de nouvelles (chacune un vrai roman en soi) qui pourrait aussi s'intituler Terreurs tranquilles, Joyce Carol Oates prouve encore son incontestable maîtrise du genre. En proie, dès le début, à un malaise grandissant, impossible à analyser, l'innocent lecteur devient la victime plus ou moins consentante d'une panique subtile qui finit par le laisser, au bout de ces récits, saturé d'angoisse, incapable de distinguer un bonheur entrevu d'un malheur définitivement en marche. Froide, sans pitié, sournoise, la violence approche, inexorable. Tout ce qui peut traverser la vie en manière de sentiments est là, semble-t-il, pour la nourrir : le désespoir - et le bonheur secret - d'aimer plus que l'on ne l'est en retour (Le Sutra du Coeur), les frustrations génératrices de vengeances mortelles (Vice de forme), les obsessions érotiques fatales (Magda Maria), les liens familiaux cruellement distendus (Veilleur de nuit) ou pervertis (L'aveugle et ses filles). Dans tous les cas - et singulièrement celui de Cher époux -, les couteaux, longs, minces et tranchants sont tirés. Prêts à servir.

Par Joyce Carol Oates, Claude Seban
Chez Philippe Rey

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Première Partie

 

 

 

 

Panique

 

 

 

Il sait une chose : c’était un bus scolaire.

Cette couleur si reconnaissable d’urine concentrée, corrosive.

Un bus scolaire poussif crachant de la fumée. Un pot d’échappement défectueux qui aurait mérité un p-v. Il s’était retrouvé coincé derrière ce bus dans la voie de droite de la Chrysler Freeway, à peu près à la hauteur de la sortie vers l’I-94, coincé à soixante-dix à l’heure, bon sang ! Écœuré, il coupa la ventilation sur le tableau de bord. Quelle puanteur ! Il allait mettre la clim quand il aperçut derrière la lunette arrière encrassée du bus, dont une partie avait été entrouverte, deux garçons bâtis comme des bœufs (hispaniques ? noirs ?) qui se bagarraient en rigolant. L’un d’eux tenait une arme que l’autre tentait de lui arracher.

« Mon Dieu ! Il a un… »

Charles bégaya, en état de choc. Il se préparait à changer de voie pour doubler ce satané bus, mais la circulation était incessante sur la voie de gauche de la Freeway (ils approchaient maintenant de la sortie Hamtramck), il était dangereusement près du bus. À côté de lui, Camilla leva la tête, vit les deux garçons qui se battaient contre la lunette arrière, l’objet au canon allongé qui était ou semblait être un pistolet, et sans prononcer une parole ni même émettre un son d’alarme, d’effroi, d’avertissement, Camilla déboucla sa ceinture, grimpa par-dessus le dossier du siège, retomba gauchement de l’autre côté, puis, à genoux, détacha le bébé de son siège et s’accroupit sur le plancher derrière Charles. Tout cela, en un éclair !

Criant d’une voix rauque : « Freine ! Dégage de là ! »

Charles demeura seul sur le siège avant. À découvert.

Abasourdi par la rapidité, la détermination, l’absence totale d’hésitation avec lesquelles sa femme avait réagi à la situation. Elle avait bondi à l’arrière comme un chat affolé. Avec la souplesse d’un chat. Tandis que lui continuait à rouler, trop stupéfait ne fût-ce que pour lever le pied de l’accélérateur, le regard rivé sur les garçons du bus, à moins de quatre mètres de lui.

Eux aussi le regardaient, à présent. Ils avaient vu Camilla escalader le dossier du siège, entraperçu très probablement un éclair de cuisse blanche, un sous-vêtement de soie, et ils se tordaient de rire. Ricanaient, le doigt pointé sur Charles, figé de peur et d’indécision derrière son volant, ravis comme si on leur chatouillait les parties intimes. Un autre balèze les rejoignit et colla son visage bovin contre la vitre. Le garçon brandissant le pistolet, qui pouvait avoir n’importe quel âge entre douze et dix-sept ans, un torse empâté sous un tee-shirt noir, des cheveux crépus d’un noir huileux et une peau mâchurée comme si on l’avait frottée avec une gomme sale, s’accroupissait maintenant pour passer le canon par la vitre entrouverte, de façon à le braquer droit sur le cœur de Charles.

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Cher époux

Joyce Carol Oates trad. Claude Seban

Paru le 02/06/2022

375 pages

Philippe Rey

10,50 €