Il est un temps pour chaque chose,
et une saison pour tout sous les cieux1.
* * *
1. Ecclésiaste, 3, 1 (traduction libre d’après le verset de la Bible du roi Jacques cité par l’auteur).
I
Seventeen, I fell in love…
1
Berlin-Hauptbahnhof.
C’est ici qu’arrivent les trains en provenance de Pologne et les deux jeunes Anglais reviennent à l’instant même de Cracovie. Ils n’ont pas fière allure, ces deux adolescents épuisés par leur long voyage en train, maigres et crasseux après dix jours d’InterRail. Simon a le regard perdu dans le vide. C’est un beau garçon, aux pommettes saillantes et au visage nerveux, solennel et inexpressif. À sept heures du matin, le bar de la gare est rempli de bruit et de fumée, et il écoute d’un air réprobateur les hommes installés à la table d’à côté : l’un est américain, semble-t-il, l’autre, plus âgé, est un Allemand qui déclare, le sourire aux lèvres : « Vous avez perdu seulement quatre cent mille soldats. Nous, six millions ! »
La réponse de l’Américain se perd dans le brouhaha.
« Les Russes ont perdu douze millions d’hommes ; nous, on a tué six millions d’hommes ! »
Simon allume une cigarette polonaise, lit le mot Spiegelei sur une carte plastifiée, l’argent sur la table attend le serveur – des euros, élégants, modernes. Il aime bien le graphisme : dépouillé, sans fioriture.
« Un million de morts rien qu’à Leningrad. Un million ! »
Les gens boivent de la bière.
Dehors, la bruine détrempe peu à peu les environs blêmes de la gare.
Il y a eu une querelle avec le serveur, lorsqu’ils ont demandé s’il était possible d’avoir deux tasses avec un seul Kaffeekännchen. Ce n’était pas possible. Simon a dû boire dans la même que son ami, qui se trouve maintenant dans la cabine téléphonique – ici leurs portables ne fonctionnent pas –, disparaissant à moitié sous la capuche de son ciré, en train d’essayer de joindre Otto.
De l’avis de Simon, le serveur, avec son gilet rouge maculé de taches, s’était montré insolent à leur égard ; quoique obséquieux envers les autres – de son œil circonspect, Simon le regarde évoluer dans la fumée et dans le bruit –, principalement des hommes en complet qui lisent le journal, tel celui-ci qui, levant soudain la tête avec un sourire pincé, jette un coup d’œil à sa montre tandis que le serveur dépose le contenu de son plateau.
Une voix se met à débiter des informations sur les trains. Une voix criarde qui vient du dehors, et le vent qui s’engouffre dans tous les recoins de la gare. Un robinet – ouvert, fermé – par où le son s’écoule.
Simon connaît déjà par cœur les petites notes toutes bêtes précédant chaque irruption de cette voix
de cette voix, comme de son écho.
Et à force, ces petites notes toutes bêtes ont fini par ressembler à un prolongement de son propre épuisement, comme quelque chose qui viendrait de lui, quelque chose de subjectif.
Le serveur fait littéralement une courbette à l’homme en complet.
Extraits
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