#Roman francophone

Les poteaux étaient carrés

Laurent Seyer

12 mai 1976. Ce soir les Verts de Saint-Etienne rencontrent le Bayern Munich à Glasgow en finale de la coupe d'Europe. Nicolas est devant la télé, comme toute sa famille, comme ses copains du collège, comme la France entière. Mais pour lui c'est bien plus qu'un match. Cette équipe de Saint-Etienne est devenue sa vraie famille. Depuis le départ de sa mère, depuis qu'il est le seul fils de divorcés de sa classe, depuis que son père vit avec cette trop séduisante Virginie, il n'en a plus d'autre. Alors il retient son souffle quand les joueurs entrent sur le terrain. C'est sûr, ce soir, ils vont gagner.

Par Laurent Seyer
Chez Finitude Editions

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Genre

Littérature française

à Madame Seyer,

celle d’avant et celle d’aujourd’hui.

 

« Je suis tout de même votre fils, gémit-il. Ne me laissez pas tomber. »

François Mauriac, Le Nœud de vipères

 

« Pour nos vies alanguies les Verts étaient une tempête. »

Vincent Duluc, Un printemps 76

 

 

Je m’appelle Nicolas Laroche.

Je suis né à Glasgow, le 12 mai 1976.

J’avais treize ans et demi.

Ce jour-là, l’Association Sportive de Saint-Étienne (ASSE) jouait la finale de la coupe d’Europe des clubs champions contre le Bayern Munich.

 

 

Avant-match

 

Virginie a préparé des sandwiches avec du pain de mie – au choix, beurre, gruyère et jambon, ou pâté de campagne. Nous allons dîner en regardant le match à la télévision. Virginie vit avec mon père depuis un peu plus d’un an. Mes amis parlent d’elle en disant « ta belle-mère » ou « ta belle-doche », mais moi je l’appelle « ma fausse-mère » ou « ma fausse-doche ». Par souci d’exactitude.

Papa a acheté L’Équipe ce matin pour la première fois de l’année. J’y ai lu que Saint-Étienne est le premier club français depuis le Stade de Reims de Raymond Kopa, en 1959, à parvenir en finale de la coupe d’Europe. Kopa, ce nom évoque pour moi un monde à la fois mystérieux et familier, comme une contrée lointaine dont on parle avec l’émotion d’un autochtone sans être vraiment capable de la situer sur une carte. Un peu comme « le général de Gaulle » ou « Elvis Presley ».

Le journal décrit l’environnement dans lequel ce match va se dérouler, mais il ne dit rien de ce que cette soirée représente pour moi. Conteur d’immédiateté, le journaliste reste à la surface de ce que l’événement signifie pour les gens qui vont le vivre. Mais je ne lui en veux pas. Comment pourrait-il deviner que ce match ne sera joué que pour moi, alors que des dizaines de milliers de supporters convergent vers le stade où il va se dérouler et que des millions de téléspectateurs s’apprêtent à le suivre devant leurs écrans de télévision ? Comment pourrait-il savoir qu’il s’agit pour moi d’une histoire d’amour. De celles, authentiques, qui ne se partagent pas.

 

J’ai treize ans et demi et l’ASSE est mon unique passion. Je n’ai pas de petite amie et je suis le seul parmi mes copains de classe. J’ai trois vrais amis, Ollivier, Guillaume et Jean-Marc, et tous sont amoureux – ou, s’agissant du premier d’entre eux, il l’était il y a peu de temps et ne va pas tarder à l’être de nouveau. Je peux toujours me consoler en me disant qu’ils sont tous plus âgés que moi. J’ai un an d’avance. Guillaume et Jean-Marc ont quatorze ans et Ollivier, qui a redoublé une classe, a déjà fêté ses quinze ans. Nous sommes en troisième A au collège Notre-Dame de la Providence, à Vincennes, que nous désignons par le diminutif « la Pro ». À ce rythme-là, Ollivier aura le permis de conduire avant le bac. En revanche, question relations amoureuses, il est de loin le plus prolifique de la bande. Il détient un petit carnet dans lequel il a collé les photos de ses conquêtes successives : douze déjà ! Une équipe au complet, remplaçant inclus. Régulièrement, il nous réunit dans un coin de la cour du collège pour tourner devant nos yeux admiratifs les pages de ce catalogue à sa gloire de conquérant. Pour s’assurer de la fidélité de son public, Ollivier agrémente chaque séance de nouveaux commentaires sur les personnes dont les charmants visages sont collés dans son carnet à spirale. Il peut inventer à sa guise, car nous ne connaissons aucune d’entre elles. Ollivier les rencontre exclusivement lors de « matinées » organisées chaque week-end par des discothèques de Paris et sa banlieue. J’ai mis du temps à comprendre de quoi il s’agissait exactement, le terme de « matinées » étant un peu trompeur pour désigner des rassemblements dansants d’adolescents, dans des boîtes de nuit ouvertes l’après-midi. Ollivier est un excellent danseur.

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23/08/2018 137 pages 15,00 €
Scannez le code barre 9782363390974
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