À mes parents.
« Tous les hommes désirent naturellement savoir. »
Aristote, La Métaphysique
Devenir
Au Kat, j’ai dix-huit ans et je ne fais pas mon âge. Je vis rue Notre-Dame-des-Champs, seule. Mes parents sont installés dans l’un des émirats du Golfe persique. Quand je pense à eux, je les perçois derrière une nappe de brouillard, affairés, dans une vie qui n’est plus la mienne. Je les imagine dans leur maison entourée par les sables loin du centre de la ville, menacés par le désert. Quand le vent est violent, ma mère dit qu’elle entend les hélicoptères et les chars de Koweït City. Je ne sais pas si elle invente, si la guerre qu’elle évoque est aussi vraie que celle que je mène contre moi-même.
La première fois, au Kat, on me demande mes papiers puis je deviens une habituée. Je m’y rends le vendredi et le samedi, le mardi et parfois le jeudi. En semaine, l’endroit vide agrandit ma solitude. J’ai des fantasmes d’assassinat et de châtiment. Je crois devoir payer ce que je suis.
Les tables près du bar, le carré d’or, sont réservées aux actrices, aux call-girls, aux hommes qui les accompagnent. Ils sont discrets, épient les femmes qui dansent des slows sans les aborder, c’est la règle. Je cherche une main pour traverser ces champs de corps qui me sont étrangers, mais qui éprouvent un désir identique au mien : être aimés.
J’ai peur des femmes du Kat, elles ne me ressemblent pas et elles ne ressemblent pas aux femmes de mon enfance, leur douceur est enfouie sous des couches de colère ou alors elle est à nue, en danger, la nuit abîme, elle m’abîmera peut-être à mon tour.
Je crains de rencontrer l’une d’elles quand je descends le boulevard Saint-Germain, la rue de Rennes, quand je passe devant la porte du lieu qui m’aspire et que je quitte au petit matin en longeant les grilles du jardin du Luxembourg.
J’implore les arbres, les statues, les fontaines, je crois en la puissance de la beauté qui veille sur moi. Je mène une double vie, je ne l’évoque pas, je ne sais pas où elle me conduira, elle est couverte d’épines et d’orties.
Se souvenir
À Alger, la forêt d’eucalyptus est séparée du parc de notre immeuble par des fils de fer barbelés qu’il suffit d’écarter pour s’y introduire.
Les arbres sont des épées pointées vers le soleil. La nuit tombe sur ma peau, je sens la terre battre sous ma main, sous mon ventre quand je m’allonge, je sens son odeur d’ambre et de résine. Elle est un corps, un labyrinthe de nerfs et de vaisseaux.
On raconte que des hommes se retrouvent ici et se couchent dans les feuilles mortes. Ils viennent de la ville, des docks bien souvent. Ils se suivent sans se connaître puis s’étreignent, à l’abri des regards. On dit qu’ils laissent une part d’eux-mêmes dans la terre qui devient ainsi plus fertile. Ces hommes me semblent être au-dessus de tous les hommes. En rêve, je deviens eux, je remise la part féminine de mon être, qui ne correspond pas à mes envies, aux chemins que je prends. J’épouse leurs mains, leur souffle. Je ne suis plus la fille. Je ne serai jamais la femme. Je suis l’enfant des hommes couchés.
Extraits
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