#Imaginaire

Le Vallon du sommeil sans fin

Eric Senabre

Le détective des rêves Banerjee et son fidèle assistant Christopher doivent résoudre une bien étrange énigme : plusieurs clients d'une résidence thermale sont plongés depuis quelques jours dans un sommeil aux rêves agités, dont personne n'arrive à les réveiller. Plus inquiétant encore, des témoins affirment que les victimes ont été attaquées par une Ombre qui semble tout droit sortie des Enfers... Les enquêteurs ne sont pas au bout de leur cauchemar !

Par Eric Senabre
Chez Editions Didier

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12 ans et +

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À la mémoire de Claude Seignolle

et de Bertram Fletcher Robinson.

 

I


Le voleur qui rêvait

Je crois n’avoir jamais aimé Noël. D’aussi loin que je me souvienne, cette période a toujours été une épreuve pour mes nerfs. Les rues de Londres grouillantes de monde – encore plus que d’habitude, ce qui n’est pas peu dire –, la bonne humeur forcée, les chants horripilants et, bien entendu, cette corvée des cadeaux qui nous oblige à nous perdre dans l’enfer des boutiques.

Voilà probablement pourquoi, en ce 24 décembre 1907, j’étais encore au travail alors que Big Ben, au loin, sonnait déjà vingt heures. Du moins, je le supposais : c’est que le 30 Portobello Road, dont Arjuna Banerjee, mon employeur, avait décidé de faire ses quartiers, se trouve fort éloigné du Parlement. Hors de portée d’oreille. Mais peut-être n’êtes-vous pas de Londres ? Auquel cas, sûrement ignorez-vous aussi qui est Arjuna Banerjee – et à plus forte raison, qui je suis moi-même.

Je m’appelle Christopher Carandini et, il y a deux ans encore, j’étais un jeune journaliste que l’on disait plein d’avenir. Hélas ! Ma curiosité avait fini par me jouer des tours. En apprenant que j’enquêtais à son sujet, un puissant industriel me fit perdre mon emploi, et tout espoir de pouvoir exercer à nouveau ma profession. Avait suivi une pénible période d’errance, à l’issue de laquelle j’en fus réduit à dormir dehors.

C’est alors que la providence me mit sur la route

d’Arjuna Banerjee, grâce à une petite annonce au message sibyllin : « Gentleman cherche secrétaire particulier pour surveiller son sommeil. » Arjuna Banerjee était ce gentleman. Mais j’étais loin de me douter qu’il s’agissait d’un détective privé, et encore plus loin de pouvoir imaginer qu’il avait la faculté de résoudre ses enquêtes… en rêvant. Non, je ne plaisante pas : en rêvant ! Arjuna Banerjee a rapporté de son Inde natale une foule de secrets qui, pour l’Occidental que je suis, s’apparentent quasiment à de la magie. Ainsi, après avoir accumulé suffisamment d’informations, Arjuna Banerjee est capable de se placer dans un état de transe – de « rêve lucide » – durant lequel, tout en restant allongé, il va pouvoir commenter à haute voix le rêve qu’il est en train de faire. Et ce rêve, correctement interprété, contient la solution à l’énigme qui lui a été soumise. Cependant, Banerjee ne peut entrer seul dans cet état de transe, et encore moins en sortir. Il lui faut un assistant pour entonner le « chant de l’endormissement », puis « le chant du réveil » à l’issue d’un rêve qui ne peut excéder vingt-six minutes. Au-delà, Banerjee court le risque de ne plus jamais se réveiller, et de sombrer dans une sorte de coma.

Vous l’aurez compris : son assistant, c’est moi. Vous êtes sceptique ? Alors sachez que je l’étais aussi au départ – au moins autant, sinon davantage. Et pourtant ! En l’espace de quelques mois, Banerjee et moi avons élucidé des affaires sur lesquelles la police se cassait lamentablement les dents. Au milieu de toute cette folie, j’ai rencontré ma fiancée, Lenora Buchan. C’est en sa compagnie que j’aurais dû passer ce début de réveillon. Mais c’était la plus compréhensive des amoureuses, et même si je n’ignorais pas qu’elle brûlait de m’offrir mon cadeau, je savais aussi qu’elle comprenait mon aversion pour Noël, et me pardonnerait mon petit retard.

Pour Banerjee, Noël avait encore moins de sens que pour moi, bien sûr. Ce qui ne m’avait pas empêché, esclave de la tradition malgré tout, de lui offrir un petit quelque chose.

 

*

 

– Joyeux Noël, Banerjee, dis-je en lui tendant le paquet que Lenora avait soigneusement confectionné. Vous savez ce que je pense de ces rituels, mais… J’ai pensé à vous quand j’ai vu ça dans une boutique, l’autre jour.

– Merci beaucoup, Christopher.

Arjuna Banerjee, fort élégant dans son complet gris à fines rayures, prit le paquet et le posa, sans le déballer, sur un coin de son bureau. Après quoi, il se replongea dans les papiers qu’il était en train d’étudier. Après une bonne minute, il dut percevoir que sa réaction n’était pas celle que j’escomptais. Aussi, il releva la tête et demanda :

– Êtes-vous vexé, Christopher ?

– Non, Banerjee, je ne suis pas vexé. Juste un peu étonné…

Je marquai une pause et ajoutai :

– Oh, à vrai dire, « déçu » serait plus juste. Lenora et moi avons passé un temps fou à chercher quelque chose qui vous plairait.

– Et je suis sûr que cela sera le cas.

– Un moyen de vous en assurer serait sans doute d’ouvrir le paquet.

– Bien sûr. Je le ferai quand j’aurai une totale disponibilité d’esprit. Je ne suis pas habitué à recevoir des cadeaux.

– Vous ne fêtiez pas Noël en Inde, évidemment. Mais s’échanger des cadeaux, j’aurais imaginé cela assez universel.

– Ne prenez pas ombrage de ces petites différences culturelles, mon ami. Je suis touché par votre geste, croyez-le bien.

– Je vous crois. Mais j’aurais quand même bien aimé savoir si notre cadeau vous plaît.

– Et je vous promets que vous saurez.

Il regarda l’horloge au mur et changea de sujet :

– Christopher, ne devriez-vous pas rejoindre Lenora, à cette heure ?

– Je m’apprêtais justement à y aller. Qu’allez-vous faire, de votre côté ?

– Oh, rien de plus que les autres soirs, je crois.

– En ce cas, pourquoi ne pas vous joindre à nous ? Lenora vous adore, et telle que je la connais, elle aura choisi une dinde bien assez grosse pour nous trois.

– Nous dînerons ensemble une autre fois, Christopher, mais je vous remercie. Pour l’heure, il faut que je réfléchisse à la manière d’annoncer à Mr Hinds que ses craintes étaient en grande partie fondées.

– Ah oui. Mr Hinds qui était persuadé que son perroquet lui envoyait des lettres de chantage… La vérité risque de lui causer un nouveau choc, oui.

 

*

 

La sonnette de l’entrée retentit alors que j’attrapais mon manteau. Le bureau et les appartements de Banerjee se trouvaient au premier étage d’une boutique d’antiquités tenue par une jeune femme du nom de Polly ; mais à cette heure, et en un tel jour, un visiteur ne venait pas pour chiner. Des bruits de pas montèrent de l’escalier après une ou deux minutes – je les jugeai fort lents et laborieux. Les trois coups frappés à la porte du bureau, un peu plus tard, me parurent également manquer singulièrement d’énergie. Je reposai mon manteau et allai ouvrir.

Un homme de taille moyenne, aux cheveux roux, attendait les bras croisés en tremblant tellement que j’entendais ses os s’entrechoquer. Pourtant, il paraissait improbable qu’il fût mort de froid : il portait un manteau épais, neuf et de belle facture. Un ensemble de traits physiques juraient avec son allure bien mise. Ses paupières gonflées, ses cernes brun-noir faisaient violemment rejaillir des yeux bleus que l’on aurait dit recouverts d’une fine couche de glace ; ses joues, creuses et livides, donnaient à cette figure des allures de crâne. À bien y regarder, l’homme ne devait pas être bien vieux ; peut-être même plus jeune que moi. Mais le poids d’un mal mystérieux le vieillissait prématurément.

Banerjee n’avait pas encore dit un mot. Les mains dans le dos, il désigna d’un signe de tête le fauteuil qui faisait face à son bureau. Mais cette suggestion parut épouvanter notre visiteur, qui recula d’un pas en grelottant de plus belle.

– Vous ne voulez pas vous asseoir, monsieur ? demandai-je.

– Non, je ne dois pas. Il ne faut pas. Surtout pas.

Banerjee acquiesça, comme si ce comportement pour le moins curieux lui paraissait raisonnable.

– Je cherche Mr Banerjee, fit le visiteur. Lequel d’entre vous…

Il me dévisagea, puis en fit de même avec Banerjee vers qui il s’avança finalement.

– Bien sûr, dit-il. Ça ne peut être que vous.

– C’est bien moi, confirma l’intéressé. Que puis-je faire pour vous ? Mais je manque aux règles de politesse les plus élémentaires : puis-je vous offrir quelque chose à boire ? Du thé ?

– À boire… répéta l’individu sur un ton un peu songeur, un peu affligé, comme si Banerjee venait de lui proposer l’impossible. J’aimerais beaucoup du thé, mais je ne sais pas si cela passera.

– Le bon thé passe toujours, affirma Banerjee en se dirigeant vers son samovar.

– Darjeeling ?

– Hein ? Oh, oui, parfait, merci.

Banerjee posa quelques feuilles de thé au fond de sa théière puis, tout en versant l’eau chaude, demanda :

– Vous n’êtes toujours pas disposé à vous asseoir, monsieur ?

– Non, je… Je suis si fatigué que je risquerais de m’endormir immédiatement.

– Je comprends que vous ne vouliez pas vous endormir dans notre bureau, enchaînai-je. Mais votre… manque de sommeil cache quelque chose, n’est-ce pas ? C’est la raison de votre venue, je parie ?

L’homme se frotta les yeux. Il tenait en effet à peine debout, malgré son état de grande agitation. Banerjee s’approcha de lui et posa une main sur son avant-bras. Aussitôt, l’individu sembla se calmer. C’était là l’un des talents inexplicables de mon employeur : il émanait de lui une telle aura de sérénité et de maîtrise qu’il paraissait pouvoir en faire bénéficier autrui, que ce soit par sa simple présence ou le contact le plus anodin.

Notre visiteur finit par accepter la chaise qu’on lui avait offerte, et enfouit son visage entre ses mains. Après un petit instant, il se décida à parler :

– Autant commencer par le début. Je me nomme Lewis Balfour, et je pense être un dangereux criminel.

Je ne pus m’empêcher de sursauter ; Banerjee se contenta d’expirer un peu plus bruyamment qu’à son habitude.

Le nommé Balfour se frotta les tempes avant de reprendre :

– Vous avez certainement entendu parler de ces vols spectaculaires qui ont eu lieu au cours des trois derniers mois ? Les tableaux dérobés avant leur vente aux enchères chez Sotheby’s ? La collection de bijoux anciens de Sir Leighton ?

Banerjee et moi opinâmes du chef.

– Eh bien, poursuivit-il, l’intégralité des biens que je viens de citer – et bien d’autres encore – se trouvent chez moi en ce moment.

Banerjee lui tendit une tasse de thé chaud. Balfour y trempa les lèvres, but une gorgée et eut une grimace de gêne – de douleur, peut-être.

– Le thé ne vous convient pas, Mr Balfour ? s’enquit Banerjee.

– Si, répliqua-t-il d’un air désolé. C’est juste que… je suis tellement angoissé par tout ça que rien ne passe. Je ne mange plus, c’est à peine si je bois. Cela fait…

Ma sidération était trop forte pour que je reste muet. Aussi, je l’interrompis :

– Vous dites être l’auteur de ces vols… et vous vous précipitez dans une agence de détectives. Voilà qui est on ne peut plus curieux ! Êtes-vous bien sûr de ce que vous racontez ?

Il baissa la tête.

– Je crois en être l’auteur, oui.

– Si le butin se trouve vraiment chez vous, vous devriez peut-être faire davantage qu’y croire.

– C’est vrai, le butin est chez moi, et il est quasiment acquis que c’est bien moi qui l’y ai apporté. Seulement, voyez-vous… je n’ai pas le souvenir d’avoir accompli le moindre délit. Et ce, pour une bonne raison : je suis somnambule.

– Est-ce à dire que vous auriez accompli ces méfaits en dormant, Mr Balfour ? interrogea Banerjee.

– C’est exactement ce que je crois, oui.

Le silence s’invita quelques instants, après quoi Balfour reprit :

– Je vous supplie de me prendre au sérieux. Après tout, si j’étais consciemment responsable de tout ce que je viens d’évoquer, viendrais-je me compromettre en vous racontant des histoires ? À ce compte-là, j’aurais tout aussi bien pu me dénoncer à la police pour effacer mes remords. Mais non : je vous dis la vérité, je vous le jure. Je suis l’auteur de ces vols – et de bien d’autres –, à ceci près qu’ils ont eu lieu quand je dormais. Et que jamais je n’ai eu la moindre intention de… de…

Je soupirai :

– Il me vient une manière de qualifier votre histoire, mais vous penseriez que j’essaie de faire un bon mot.

Balfour eut un rire nerveux et regarda Banerjee droit dans les yeux.

– Oui, c’est une histoire à dormir debout. Au sens strict ! Mais vous résolvez les crimes en dormant, dit-on. Est-ce si invraisemblable, dès lors, d’imaginer que j’en commets en faisant de même ?

Banerjee eut un sourire fugace. Je levai les mains au ciel avant d’ajouter :

– Admettons ! Vous marquez un point.

Banerjee posa ses coudes sur son bureau, et son menton sur ses poings fermés.

– Bien. Votre cas me semble intéressant, Mr Balfour, et je vais donc vous aider. Mais avant d’aller plus loin, bien entendu, il me faut davantage de détails. Premièrement : si vous êtes somnambule, avez-vous pris des mesures pour vous empêcher de… sortir ?

Balfour hocha la tête.

– Bien sûr. Et c’est en réalité cela qui m’amène chez vous. Je sais que vous ne pourrez pas me guérir, Mr Banerjee. Mais je voudrais au moins que vous m’empêchiez de recommencer.

L’estomac de Balfour émit un bruit révoltant, à mi-chemin entre le glouglou du dindon et une porte qui grince ; c’était là un contrepoint plutôt comique à la gravité de sa précédente phrase. Son visage émacié blêmit encore un peu plus, et il bredouilla :

– Je… je m’excuse vraiment. Comme je vous l’ai dit, je…

– Passons, Mr Balfour, répliqua Banerjee. Parlez-nous de ces dispositions que vous avez prises.

Il prit une bouffée d’air, comme s’il s’apprêtait à courir un marathon.

– Quand j’ai réalisé ce qui se passait, commença-t-il, j’ai demandé à ce que la porte de mon appartement soit verrouillée de l’extérieur, chaque soir à vingt-deux heures. En quelque sorte, j’ai exigé que l’on m’emprisonne chez moi.

– Qui se charge de vous enfermer, Mr Balfour ?

– J’habite une petite pension, Mr Banerjee, tenue par des gens très serviables. J’ai demandé au propriétaire de procéder lui-même chaque soir à mon enfermement.

– Ce qui n’a pas dû manquer de l’intriguer ?

– Peut-être… Mais il n’a pas posé de questions.

– Bien, fit Banerjee pensivement. Vous ne pouvez donc sortir de votre chambre la nuit, c’est entendu.

J’intervins :

– Minute ! Si vous êtes vraiment l’auteur de tous ces vols, Mr Balfour, c’est que vous savez comment forcer une serrure. Et même une serrure compliquée : je suppose que les bijoux de Sir Leighton, pour ne citer qu’eux, n’étaient pas protégés par un cadenas à deux cents. Qu’est-ce qui vous empêcherait de forcer la serrure de chez vous, dont je doute qu’elle soit ce qui se fait de mieux en la matière ?

Balfour acquiesça :

– Vous avez raison, évidemment, monsieur… monsieur ?

– Carandini.

– Vous soulignez un point très important, en effet, Mr Carandini. J’ai pensé à tout cela. Mais pour forcer une serrure, il faut des outils. Je ne possède pas d’outils de cambrioleurs chez moi, bien entendu… mais dans le doute, j’ai banni de ma modeste demeure tout ce qui pourrait en faire office. Outils, couteaux, fils de fer, cintres en métal, cure-pipe, que sais-je encore : il n’y a rien, absolument rien chez moi qui puisse me servir à ouvrir une serrure. Je vous prie de me croire sur parole.

– C’est ce que nous allons faire pour le moment, répondit Banerjee. Poursuivez.

– Même si j’arrivais à ouvrir la porte d’entrée, je n’irais pas loin. Elle donne dans un couloir qui n’offre comme ouverture sur l’extérieur qu’une lucarne minuscule. Puis, un escalier me mène au rez-de-chaussée. Mais celui-ci grince de manière démoniaque : la nuit, quiconque s’y aventure s’expose à de sévères remontrances des autres pensionnaires dès le lendemain… parfois même sur le fait !

Banerjee eut un air gourmand, comme s’il savourait l’information à la manière d’un bon plat. Après quoi, il demanda :

– Et pas d’autre issue possible ?

– Si : la fenêtre. Mais… là aussi, j’ai pris mes dispositions, et elle est fermée par un cadenas de chez Thomas Skidmore. La clé se trouve en possession de mon logeur. Je n’y ai pas accès, et la fenêtre est donc virtuellement condamnée. Pourtant, tout porte à croire que c’est bien elle qui me permet de sortir de l’immeuble.

– La fenêtre, dites-vous ? Et après cela, que se passe-t-il ?

Il observa les manches de son pardessus ainsi que son pantalon, noircis par la suie.

– Après cela ? Dieu sait ce que je fais. Mais je passe par les toits, je crois. Comme je vous l’ai dit, je n’en ai pas de souvenir. Du moins, pas réellement : juste quelques images qui me reviennent parfois, comme les bribes d’un rêve.

– Si tout ce que vous dites est vrai, il faudrait vous attacher aux barreaux de votre lit. Et jeter la clé loin de vous.

C’était une boutade, mais Balfour me lança un regard outré. Banerjee ferma les yeux, suffisamment longtemps pour que je sente Balfour embarrassé. Il s’apprêtait à dire quelque chose (sans doute « Est-ce que vous allez bien ? » ou une platitude du genre) quand le détective sortit de son silence :

– Depuis combien de jours n’avez-vous pas dormi ?

– Cela fait… cinq jours maintenant ! Je n’en peux plus. Je suis à bout de forces, de nerfs…

Cinq jours ! Le pauvre garçon devait en effet être dans un piètre état.

– Vous êtes persuadé que si le sommeil vous gagnait à nouveau…

– … je me rendrais coupable d’un autre délit. Oui, Mr Banerjee, je n’en doute plus une seule seconde.

Banerjee se leva, ses yeux noirs comme une nuit sans étoile braqués sur notre client :

– J’ai encore quelques questions à vous poser, Mr Balfour. La première : est-ce la première fois que vous êtes victime de ce mal étrange ?

Le menton de Balfour alla se perdre dans les plis de sa chemise.

– Non.

– Je m’en doutais. Pouvez-vous nous en dire plus ?

– Mes premières crises avérées ont eu lieu quand j’avais une douzaine d’années. Mais à l’époque, je ne volais pas des œuvres d’art. À vrai dire… je ne sais pas qui je volais. Je me réveillais parfois avec quelques piécettes sous mon oreiller, les pieds et mes draps dégoûtants de saleté. La toute première fois, je crois, c’était le jour – enfin, la nuit qui suivit - où un marchand à la sauvette avait refusé de me vendre une friandise, alors qu’il ne me manquait que quelques sous. Le lendemain suivant, j’avais la somme exacte sous mon oreiller, comme par magie. Je n’ai guère tardé à comprendre ce qui se passait.

– Bien. Et par la suite…

– Il y a eu quelques manifestations de mon mal, de manière espacée, mais jamais rien de très grave. Et puis, cela m’a passé. Une dizaine d’années sans nouvelle crise. Et tout a repris il y a deux mois environ.

Banerjee acquiesça.

– Puis-je vous demander quelle profession vous exercez, Mr Balfour ?

Balfour ne tenait plus debout, et il devait prendre sur lui pour ne pas s’effondrer en ronflant.

– Je viens d’une famille aisée, et j’admets être un oisif : je vivais de la rente que me versait mon père.

– Et que fait votre père ?

– C’est un chercheur dans le domaine de l’électricité. Vous avez peut-être entendu parler de lui récemment : il a aidé un savant allemand, Max Cremer, à réaliser un… comment dit-on ? Électrocardiogramme ?

– J’ai peut-être lu quelque chose sur le sujet, confirma Banerjee. C’était il y a… Un peu plus d’un an.

Je me permis de demander :

– Vous parliez au passé, à l’instant, à propos de votre rente.

Balfour eut l’air encore plus désolé qu’à son arrivée, ce qui n’était pas peu dire.

– En effet. Voilà trois ou quatre mois que mon père m’a coupé les vivres.

– Et pour quel motif ?

– Rien de très original, vous savez. Il veut que je me prenne en main. Il cherche à me donner une leçon. Je vivote donc sur mes réserves, qui ne seront pas éternelles.

Banerjee sourit avec gentillesse.

– Mr Balfour, si nous nous en donnions la peine, je crois que nous apprendrions que vos crises de somnambulisme sont toutes liées à une… frustration. Être privé de quelque chose que vous convoitez vous pousse de toute évidence à l’obtenir quand vous êtes inconscient. Rien d’étonnant, donc, à ce que vos crises actuelles aient suivi de peu vos problèmes d’argent.

– C’est bien possible, oui, gémit Balfour. Mais… comment ? Je suis tout sauf un aventurier, je ne crois pas être particulièrement habile de mes dix doigts : comment puis-je être, la nuit, un cambrioleur de haut vol ?

– Ce que nous sommes dans nos rêves n’a rien à voir avec ce que nous sommes à l’éveil, Mr Balfour. Et il semblerait que votre conscient tente d’étouffer des dons qui sommeillent en vous – au sens strict. Des dons qui ne s’exercent que quand le conscient lâche prise.

– Tout cela me paraît fou. Fou…

Balfour se ressaisit, pour ajouter :

– Toutefois, cela n’explique pas comment je sors de chez moi ! Je ne peux pas forcer un cadenas avec mes dents ! Je vous le répète, Mr Banerjee : j’ai tout retourné chez moi, vidé les tiroirs… J’ai même soulevé, une à une, les lattes du plancher. Rien ! Je ne vois absolument pas ce qui me permet de… de m’évader.

– Votre inconscient a probablement pris les devants. Avant que vous ne preniez les mesures nécessaires, il a trouvé un moyen de vous contrer.

– Je suis en guerre contre moi-même… Vous avez raison. Pardonnez-moi d’insister, mais tout cela nous éclaire sur le pourquoi, pas sur le comment. Et c’est le comment qui m’amène chez vous. Peut-être devrions-nous nous rendre chez moi, afin que vous puissiez…

Cela faisait déjà une bonne minute que j’observais Banerjee se frotter la nuque, signe qu’il était prêt à rêver. À rêver de la résolution. Il interrompit Balfour :

– Cela ne sera pas nécessaire, Mr Balfour. Vous saurez tout dans vingt-six minutes tout au plus, et probablement moins…

 

*

 

Les règles n’avaient pas changé, et le rituel devait se dérouler comme à l’accoutumée. Ainsi, Banerjee s’allongea sur son lit, tandis que je prenais place à ses côtés, sur une chaise. Balfour fut invité à assister à la séance – privilège rare. Je vérifiai que ma montre à gousset n’avait pas besoin d’être remontée – je donnai trois tours au remontoir par prudence – et saisis la main droite de Banerjee, qui fermait déjà les yeux.

– Je vous préviens, Balfour, vous risquez d’être un peu surpris, lançai-je en préambule. Ne parlez pas, ne m’interrompez pas. Regardez, c’est tout.

Balfour ne demandait pas mieux ; en réalité, son principal problème, à l’heure actuelle, était de ne pas tomber de sommeil. Je le voyais se pincer jusqu’au sang pour se tenir éveillé, et malgré cela, sa tête partait subitement sur le côté, par à-coups grotesques, comme si le poids du monde s’exerçait sur elle.

Il était temps pour moi de débuter le chant du sommeil, celui qui allait plonger Banerjee dans une transe propice au rêve :

 

Raghupati raghava rajaram

Patita paavana sitaram

Sundara vigraha meghashyam

Ganga tulasi salagram

 

Même sans me retourner, j’avais une assez bonne idée de la tête que devait faire Balfour – si tant est qu’il fût encore éveillé. J’avais peur de l’endormir à son tour ! Je poursuivis :

 

Bhadra girishwara sitaram

Bhakata janapriya sitaram

Janaki ramana sitaram

Jaya jaya raghava sitaram

 

Je sentis la chaleur fuir les mains de Banerjee – une manifestation physique habituelle lors de ces fameuses séances. Aucun muscle ne bougeait sur son visage, qui transpirait une sorte de sérénité apaisante. Je jetai un coup d’œil à ma montre à gousset : le compte à rebours avait débuté.

Un petit moment s’écoula dans le silence le plus total. Et puis, les lèvres de Banerjee se mirent à bouger : le rêve avait débuté. J’écoutai :

– Me voilà au bord de la Tamise, décrivit Banerjee. Il fait déjà assez sombre, et je sens que l’heure du dîner approche. Pourtant, je n’ai pas envie de m’engager dans le centre-ville. Je remarque quelque chose de brillant au fond de l’eau, qui luit à la faveur d’un réverbère. Mais l’objet repose dans la vase, et je n’ai aucune envie de plonger pour l’atteindre. Un homme s’approche de moi. Il est habillé comme un pianiste de concert classique, et ganté de blanc. Je ne vois pas son visage. Il me tend un objet avec insistance tout en émettant des sons aigus et inintelligibles. J’accepte l’objet, une branche d’arbre qui, tout à coup, prend la forme d’une canne à pêche. Voilà peut-être le moyen de récupérer l’objet qui m’intrigue tant.

Avais-je des rêves aussi étranges ? Après tout ce temps au service de Banerjee, j’aurais peut-être dû, moi aussi, développer une sorte de sensibilité au monde onirique. Mais je n’arrivais jamais à me souvenir de mes propres songes – ou alors, il n’y avait pas de quoi s’en faire l’écho.

– Je lance le fil de pêche dans l’eau, poursuivit Banerjee. Je procède à l’aveuglette, pour ainsi dire, mais je reste assez confiant. J’ai tant envie de récupérer l’objet brillant ! Voilà : je ne peux dire que « ça mord », à la manière des pêcheurs, mais j’ai bel et bien accroché quelque chose. Je tire sur la canne pour remonter ma prise. L’objet n’est plus si brillant à présent que je le tiens dans mes mains : c’est une conserve. Une conserve terne, qui contiendrait un maquereau. Voilà qui pourrait me rassasier. Seulement… Je ne vois pas la clé pour ouvrir la boîte. Elle semble manquer. J’agite la boîte par curiosité, et un tintement métallique me répond : la clé est à l’intérieur de la boîte, j’en suis sûr et certain.

– Allons bon, murmurai-je entre mes dents.

Un regard en coin m’apprit que Balfour, toujours à piquer du nez, était pourtant encore éveillé – peut-être plus pour bien longtemps.

– Comment vais-je ouvrir cette boîte si la clé est à l’intérieur ? Je l’inspecte sous toutes les coutures, et je ne vois rien qui pourrait en faciliter l’ouverture. Frustré et un peu en colère, je rejette la boîte à l’eau. Presque au même instant, je vois quelque chose s’agiter sous la surface : c’est le maquereau ! Il s’est échappé de sa boîte je ne sais comment.

« Si un maquereau peut rester vivant dans une boîte de conserve, pourquoi ne pourrait-il s’en échapper, après tout », ne pus-je m’empêcher de penser.

– Le maquereau sort à moitié de l’eau, le regard braqué dans ma direction. Il se moque de moi ! Je peux presque l’entendre rire.

La pensée d’un poisson goguenard me fit froid dans le dos.

– Ma ligne est toujours plongée dans l’eau. Le poisson, comme par défi, s’y accroche. Et il remonte le fil en l’engloutissant au passage. Je tire de toutes mes forces, et remarque que la canne est désormais rigide, puis que je la tiens par une poignée en forme d’anneau. Ah, voici le poisson arrivé à la canne elle-même : il continue de progresser, comme s’il voulait sciemment s’y embrocher ! Désormais, il a englouti la canne sur une longueur égale à la sienne. Il me fixe d’un air de défi.

Moqueur puis défiant : quel incroyable poisson, en vérité.

– Je suis tellement révolté par l’attitude de ce poisson que je jette la canne à l’eau, le poisson avec. Je ne le vois plus. Mais je me rends compte que quelqu’un a reposé la boîte de conserve près de moi, toujours fermée comme si de rien n’était. Je l’agite : elle ne teinte plus, mais je suis persuadé, pourtant, que la clé y est toujours. De même que le poisson.

Banerjee marqua une longue pause puis, sans surprise, déclara :

– Je peux revenir, à présent, Christopher.

Il était temps pour moi d’entamer le chant du retour – qui n’est autre que le chant de l’endormissement, récité à l’envers :

 

Ganga tulasi salagram

Jaya jaya raghava sitaram

Janaki ramana sitaram Bhakata janapriya sitaram

Bhadra girishwara sitaram

 

Petit à petit, je sentis la vie affluer dans le corps de Banerjee, ses doigts se réchauffer, tandis que son visage reprenait une teinte moins cireuse. Ses cils se mirent à battre, ses paupières à trembler et, bientôt il eut les yeux ouverts. Il se redressa et s’assit sur le rebord du divan. Derrière nous, Balfour n’en pouvait plus.

– Le diable m’emporte si je comprends ce que je viens de voir ! s’exclama-t-il.

– Le diable n’a rien à voir avec tout cela, répliqua Banerjee.

Il se leva, tira sur les manches de son veston et s’adressa à moi :

– Mon cher Christopher, je serais curieux de savoir ce que vous avez compris de mon rêve.

– Ce que j’en ai compris ? Cela tient en un mot : rien. Comme d’habitude, suis-je tenté d’ajouter.

– Vous êtes trop modeste, rétorqua Banerjee. Dans ce cas, je vais vous éclairer.

Balfour, titubant, s’approcha de Banerjee et le tint par les épaules.

– Vous voulez dire que vous avez tiré quelque chose de ce non-sens ?

– Bien sûr ! Voilà longtemps que je n’ai pas fait de rêve aussi limpide. Littéral, serais-je tenté de dire.

– Voyez-vous ça ! lançai-je. Nous vous écoutons donc. Avec la perplexité qui est de mise.

Banerjee eut un sourire patient.

– Au début de mon rêve, je ressens fortement l’heure du dîner. Cela signifie que je suis affamé, ce qui fait écho avec l’état présent de Mr Balfour. Dont l’estomac, si l’on peut en juger par les bruits qu’il a produits, n’a pas été rempli depuis un moment. Et tout à l’heure, il a eu du mal à boire sa tasse de thé.

– En effet, confirmai-je. Mais alors ?

– Les Français ont une expression amusante pour désigner le type de costume que portait l’homme à la canne à pêche : ils appellent cela queue-de-pie. Il est vrai que les gants blancs et la coupe de ces costumes évoquent un peu la pie. Laquelle, bien sûr, est connue pour être un oiseau facétieux, prompt à voler tout ce qui brille pour le rapporter dans son nid.

– Mais bien sûr ! dis-je. C’était évident. Je ne comprenais pas d’où sortait cet individu.

– J’aurais pensé être plutôt le maquereau, confia Balfour avec un air toujours plus abattu.

– Je crois que vous êtes les deux, Mr Balfour, répliqua Banerjee. Vous êtes aussi ce maquereau prisonnier d’une boîte, qui parvient à s’en échapper comme par magie. Mais vous aurez noté que la clé se trouve dans la boîte, au début de mon rêve. Enfermée avec le maquereau.

– Oui, en effet. Qu’en déduisez-vous ?

– Qu’il faut aller plus loin. Elle n’est pas seulement dans la boîte.

Balfour émit un son plaintif.

– Je n’arrive plus à vous suivre. Qu’en déduire d’autre ?

– Mr Balfour… Vous m’avez parlé de l’expérience que votre père a aidé à mener à bien. L’expérience qui a fait la notoriété du Dr Max Cremer.

– O… oui, mais quel rapport avec mon problème ?

– J’avais lu un compte-rendu de cette expérience, mais j’aurais été bien incapable de m’en rappeler les détails, admit Banerjee. Mais vous, dont la famille était concernée en premier lieu, vous deviez les avoir davantage en tête. Mon rêve m’a permis de les faire remonter des tréfonds de mon inconscient.

– Je ne comprends toujours pas.

– Vous rappelez-vous le protocole opératoire ? Il s’agissait d’un électrocardiogramme, destiné à mesurer l’activité cardiaque. Mais pour y parvenir, le Dr Cremer avait besoin d’un certain appareil.

– En effet, mon père avait fabriqué un tube de verre relié à un système de bobines électriques.

– À quelles fins ?

Balfour réfléchit.

– Eh bien… Je crois que le principe était d’introduire le tube de verre dans la gorge du patient. Par l’œsophage.

Banerjee sourit poliment.

– C’est bien cela. Et l’opération n’a rien de simple, n’est-ce pas ? Le détail mis à nu par mon rêve est en fait une anecdote, sans doute relatée dans un article de l’époque, que j’avais jusqu’à aujourd’hui oubliée.

– Laquelle ?

– Le Dr Cremer, avant de procéder à son opération, s’était adjoint les services… d’un avaleur de sabres. Dont il avait soigneusement étudié la technique. Vous avez dû le savoir, n’est-ce pas ?

– Oh, c’est exact, grogna Balfour. Oui, mon père m’en avait parlé, c’est exact.

Banerjee hocha la tête, puis :

– Dans mon rêve, ma canne à pêche devient tout à coup rigide, et elle s’orne d’une poignée en anneau. En réalité, ma canne est devenue une clé géante. Et vous rappelez-vous ce qu’y fait le poisson ?

– Il… remonte le fil, et semble s’embrocher de lui-même sur la canne.

– En effet ! Notre poisson est lui aussi un avaleur de sabres, en quelque sorte. Mr Balfour, puis-je vous demander de vous approcher ?

Balfour, pas très rassuré au vu de sa démarche, s’exécuta.

– Avec mes sincères excuses, annonça Banerjee.

À ces mots, il frappa Balfour au plexus solaire du plat de la main. Balfour recula, plié en deux, le souffle coupé et les yeux exorbités. Il fut alors pris d’une quinte de toux terrible, de celles qui semblent parties pour ne jamais s’arrêter.

Et puis, soudain, il ouvrit grand la bouche, et quelque chose s’en échappa, comme propulsé. Il y eut un bruit d’objet qui chute, et une forme noire alla rouler à quelques pas de Balfour.

Je ne fus pas en mesure d’identifier de quoi il s’agissait : l’objet que Balfour venait de recracher était un tube arrondi à une extrémité et fermé par un bouchon de liège, enfoncé presque à ras à l’autre extrémité ; une sorte de tube à essai, moins long, plus large, et opaque.

Balfour, blafard, scrutait la chose avec anxiété. Moins patient que Banerjee, je m’empressai de ramasser le tube à l’aide d’un mouchoir, l’essuyai et, du bout des doigts, retirai le bouchon. À l’intérieur, il y avait un objet en métal assez plat, muni d’une charnière. Un outil, vraisemblablement, qui évoquait l’un de ces couteaux à lames pliantes utilisés par l’armée suisse. On en avait cependant dévissé les plaques latérales pour réduire son épaisseur.

– Voyez-vous ça, Mr Balfour ? lançai-je. Vous aviez avalé un drôle de passe-partout !

Balfour me paraissait à la fois abasourdi par cette révélation et physiquement soulagé.

– Je ne comprends vraiment pas, marmonna-t-il. Comment… cette chose… était en moi ? Mais je devrais être mort !

Banerjee secoua la tête.

– Non, Mr Balfour. Vous avez instinctivement utilisé une technique d’avaleur de sabres, et j’imagine que c’est par votre père que vous avez eu vent des informations physiologiques liées à cette pratique. Le tube – et l’outil à l’intérieur – était soigneusement logé au bout de votre œsophage, vous empêchant de manger et même, dans une certaine mesure, de boire. Quelle meilleure cachette votre inconscient pouvait-il trouver ? Vous n’avez pas mangé depuis des jours, n’est-ce pas ? Votre estomac vous a trahi, tout à l’heure.

– C’est vrai, mais je mettais cela sur le compte de l’anxiété. Qui n’aurait pas une boule au ventre à ma place…

– En effet. Mais dans votre cas, la boule au ventre n’était pas une figure de style. Il est probable qu’une fois endormi, votre être inconscient s’empressait de régurgiter le tube, d’en extraire l’outil, et en profitait pour se nourrir et boire – sans quoi, vous seriez déjà mort.

Balfour réfléchit.

– Il est vrai que j’ai souvent constaté que mon repas de la veille, que je ne parvenais à avaler, était entamé le lendemain matin. Mais j’avais l’esprit tellement troublé, ces derniers temps, que je ne m’en préoccupais pas. Je pensais juste avoir mangé sans y réfléchir.

– De fait, c’est le cas. Dans votre sommeil, Mr Balfour.

Je tendis le passe-partout à Balfour, qui semblait intrigué. Il le tourna en tous sens, avant de déclarer :

– Et dire que je serais incapable de m’en servir, là, maintenant. Même pour ouvrir une boîte de conserve. Comment puis-je avoir des compétences que… j’ignore moi-même ?

– L’esprit humain est complexe, et je ne prétends pas avoir la réponse à tout. Je ne suis qu’un détective, et sans doute un médecin serait-il meilleur interprète des faits. Ceux-ci demeurent toutefois : votre personnalité somnambulique est un voleur de très grande classe, Mr Balfour. Vous devriez être fier, en un sens.

– Fier ? Si vous le dites, fit Balfour, abattu.

Banerjee ajouta :

– Nous allons trouver un moyen de restituer ces objets à leur propriétaire, sans vous mettre en cause. Nous conserverons aussi très soigneusement cet étonnant passe-partout. Désormais, Mr Balfour, vous serez en sécurité dans votre chambre, la nuit venue. Et de toutes les manières, je suis à peu près certain que les crises vont disparaître pour le moment : votre conscient a déjoué les machinations de votre inconscient. Vous n’êtes pas libéré pour toujours, mais… votre vie devrait provisoirement être moins agitée.

– Puissiez-vous avoir raison, soupira Balfour.

Il nous rendit le passe-partout, avec la mine d’un enfant puni.

– Je crois que cet outil était l’un de mes premiers larcins nocturnes, il y a bien longtemps. Il appartenait à mon père, qui avait dû le modifier pour je ne sais quelle raison. Depuis, il traînait dans un tiroir, je crois, sans que je n’y pense plus. Je n’avais même pas remarqué sa disparition récente. Si j’avais pu penser l’avoir… avalé !

Banerjee posa une main sur l’épaule de Balfour, et lui dit :

– Rentrez chez vous, Mr Balfour. En chemin, nourrissez-vous enfin, buvez, et allez vous reposer. Je suis sûr que vous allez passer votre meilleure nuit depuis longtemps.

– Merci, Mr Banerjee. Et le moment est venu de vous demander combien je…

Banerjee l’interrompit :

– Vous ne me devez rien : considérez cela comme un service rendu. Et puis, vous ne gagnez pas votre vie en ce moment.

– Certes, mais j’ai encore suffisamment d’économies pour…

– J’insiste : je ne veux rien. Disons que vous m’êtes redevable ? Un jour, peut-être, me rendrez-vous service à votre tour.

Balfour était déconcerté par tant de prévenance.

– Alors soit. Merci, Mr Banerjee. Je vous suis très reconnaissant.

Banerjee retourna à son bureau, et nota quelques lignes sur une feuille de papier, qu’il plia et confia à Balfour :

– Un de mes amis est médecin à Vienne, et… je pense qu’il pourrait vous aider de manière plus durable que moi. Il a développé une nouvelle science tout à fait passionnante. Contactez-le de ma part à l’occasion.

– Merci encore, messieurs. Ne vous inquiétez pas pour mon butin, je trouverai moi-même une solution pour le rendre à qui de droit. Sur ce… excellente nuit à vous deux.

Quand le bruit de ses pas me parut suffisamment éloigné, je me tournai vers Banerjee et lui dis :

– Mon cher, vous n’avez toujours pas la bosse du commerce, à ce que je vois. Qui va payer nos factures ?

Banerjee sourit.

– Ne vous inquiétez pas, Christopher. Je suis sûr qu’une affaire sérieuse ne tardera pas à se présenter à nous.

Et comme d’habitude, Banerjee avait raison de le penser.

 

 

© Danica Bijeljac

 

 

Né en 1973 en région parisienne, Eric Senabre a été journaliste pendant plus de dix ans avant de se lancer dans l’écriture de récits pour la jeunesse. Lorsqu’il n’écrit pas, il joue du rock, se passionne pour les arts martiaux, dévore les films de série B et aime surtout la littérature fantastique du XIX e siècle. Mais on peut aussi trouver dans sa bibliothèque des comics des X-Men et des Mickey Parade . Car ce qu’il apprécie par-dessus tout, ce sont les histoires pleines d’imagination, les mystères à résoudre, et ce que l’on peut découvrir derrière la surface des choses connues.

 

 

Du même auteur

chez Didier Jeunesse :

 

 

La trilogie SUBLUTETIA

Eric Senabre

Une saga trépidante, mêlant histoire et fiction dans un univers passionnant.

Nathan et Keren ne pouvaient détacher leur regard de ce ciel improbable, ce fragment d’infini mystérieusement emprisonné dans le ventre de la capitale. Après des heures de fuite dans des dédales obscurs, ce bain de lumière était pour eux bien plus qu’un repas copieux ou une boisson fraîche – dont ils mouraient pourtant d’envie. Sans même s’en rendre compte, Keren serra un peu plus fort la main de Nathan. Ils n’avaient fait que descendre, toujours plus profondément : comment le ciel pouvait-il être au-dessus de leur tête ?

 

 

La Révolte de Hutan

Tome 1

 

Le Dernier Secret de maître Houdin

Tome 2

 

Le Ventre de Londres

Tome 3

 

 

Le Dernier Songe de Lord Scriven

Eric Senabre

Un duo de détectives des plus attachants, une intrigue palpitante entre bas-fonds londoniens et secrets d’État, dans l’Angleterre du début du siècle. So British !

Le client qui se présenta à nous, grand, carré, avec les cheveux crantés et une fine moustache cirée, n’avait en soi rien de particulièrement remarquable. Dès ses premiers mots, en revanche, je sus que nous allions aborder un cas plus tordu encore qu’à notre habitude. « Mr Banerjee, on m’a dit le plus grand bien de vous, commença-t-il. Je pense que vous êtes l’homme de la situation.

– J’espère ne pas vous décevoir. Puis-je savoir ce qui vous amène ?

– Bien sûr. Je voudrais savoir qui m’a assassiné. »

Je sursautai ; même Banerjee ne put réfréner une mimique d’étonnement.

« Vous voulez dire que quelqu’un a essayé de vous assassiner ?

– Non. J’ai été assassiné.

– Vous seriez donc mort ?

– Exactement. »

 

 

Star Trip

Eric Senabre

Un road trip sur fond de série TV, bourré d’humour et de personnages décapants !

Le nouveau roman d’Eric Senabre dans l’Amérique des sixties !

Sam ouvrit un deuxième œil et scruta la pièce. « Il » était toujours là. Le capitaine Burke, son héros, le plus grand capitaine de l’univers, se trouvait chez lui ! Il ne voyait aucune suite normale à donner à ce constat. Sam aurait voulu hurler, se lever, courir – s’il avait pu –, mais en vérité, rien n’aurait pu exprimer son état d’esprit réel. Spike approcha du garçon et lui tendit la main.

– Ravi de faire ta connaissance. J’ai cru comprendre que tu étais mon plus grand fan. Et pourtant, des fans, j’en ai beaucoup.

Sam serra la main qui s’offrait à lui, sans force. Puis il bredouilla :

– Pourquoi vous êtes là ? […]

– Notre téléporteur est en panne. J’ai décidé de venir sur Terre pour trouver un moyen de le réparer.

C’était terminé. Dans l’esprit du garçon, Benjamin Spike cessa d’être l’interprète du capitaine Burke. Il était devenu le véritable capitaine Burke et, soudain, tout ce qu’il avait vu, lu, collectionné depuis un an fit une entrée fracassante dans le monde réel. C’est qu’on ne pouvait pas empêcher de croire quelqu’un qui avait à ce point l’envie, le besoin de croire.

 

 

Les romans Didier Jeunesse

 

Mondes imaginaires, chroniques du quotidien,

humour, aventure. Une grande variété de genres,

portée par de nouvelles plumes acérées et tout en émotions.

 

 

Dis au revoir à ton poisson rouge !

Pascal Ruter

Un savoureux mélange entre James Bond, OSS 117 et L’Homme de Rio, pour une aventure déjantée aux quatre coins du monde !

Dès les premiers pas dans la maison, nous savons que nous sommes seuls et que mes parents ne nous ont pas précédés. Ça se sent dans le silence et dans l’air figé. Même pas la peine d’appeler. Cette absence me coupe le souffle.

– Mais putain, dis-je, qu’est-ce qui se passe ?

Dans la pénombre, Mary me paraît soudain plus âgée que ses seize ans.

– Pourquoi tu me regardes comme ça ? demande-t-elle.

– Qu’est-ce que tu viens faire en France, en fait ?

– Moi ? Mais je suis ta correspon… – Pourquoi t’as besoin d’un correspondant ? Tu parles français comme Victor Hugo.

– T’inquiète, je parle aussi roumain, finnois, arabe et une dizaine d’autres langues. Je t’expliquerai. Pour l’instant, il y a plus urgent.

Elle a raison. Au moins, elle a le sens des priorités, chose que j’admire. Histoire d’en avoir le coeur net, je cherche dans ma liste de contacts le numéro de l’institut où travaillent mes parents. Il y a toujours une permanence. Je tombe sur un répondeur, puis quelqu’un décroche. Les rares fois où j’ai dû appeler mes parents (pour des choses de première urgence comme connaître le menu du soir), c’est toujours cette voix-là qui m’a répondu.

– Pourrais-je parler au docteur Bertrand Belhomme ? Ou à sa femme ?

– De la part de qui ?

Quelque chose me dit qu’il est préférable de mentir.

– Ici Cambridge, université d’Harvard. Je voudrais communiquer au laboratoire les données demandées sur…

– Le docteur Belhomme et son épouse ? Mais vous ne savez pas ?

Silence. Ma gorge se serre. Des gouttes de sueur perlent à mon front. Et mes veines se vident de leur sang lorsque j’entends la voix prononcer :

– Ils ont été appelés d’urgence cet après-midi au Brésil. Un début d’épidémie…

Mais, les malheureux… Ils sont… Je vous en prie : allumez la télévision.

 

 

L’Homme qui voulut peindre la mer

Tristan Koëgel

Sur les rives méditerranéennes, sept personnages exaltés et tourmentés affrontent leur destinée fantastique…

Chamseddine avait l’air préoccupé. Les autres soirs, rien ne comptait en dehors de leurs retrouvailles. Ils ne parlaient presque jamais de leur travail, ils profitaient l’un de l’autre comme si rien ne pouvait les atteindre. Mais aujourd’hui, Yamina voyait qu’il était abattu.

« J’en ai assez de faire fondre du fer toute la journée, lâcha- t-il enfin. Il paraît que personne ne sera payé ce mois- ci. C’est trop dur. »

Yamina lui prit la main. Elle voulut lui rappeler les projets qu’ils avaient ensemble. C’est ce qui les faisait tenir, lui dans son usine, elle dans les cafés où elle dansait la nuit. Mais il ne lui en laissa pas le temps.

« On devrait partir, Yamina.

– Partir ? Mais pour aller où ?

– De l’autre côté, répondit Chamseddine en montrant l’horizon du doigt. Sur l’autre rive.

– Et tu crois que les usines sont différentes de l’autre côté, idiot ? Tu crois que quelqu’un t’attend là- bas pour te donner du travail ? Tu crois qu’on te laissera partir ?

– Je n’ai pas besoin qu’on me laisse partir. »

 

 

Le Dossier Handle

David Moitet

Avec des meurtriers à ses trousses, Thomas fait tout pour rester en vie. Il n’a qu’une solution, utiliser son don !

Une trouée au cœur des nuages laisse filtrer un peu de la clarté de la lune, qui éclaire un bref instant notre cuisine d’une lueur fantomatique. Comme je m’y attendais, il n’y a pas la moindre trace de sang dans la pièce, ce qui était loin d’être le cas quelques heures auparavant. Les événements de la veille me reviennent en mémoire. Je revois la position exacte de mes parents, les coups de feu, le sang… J’ai la tête qui tourne. Je me retiens au plan de travail. Il faut que je quitte cette pièce au plus vite. Ma vie en dépend…

Telle une ombre vacillante, je prends la direction de l’étage. J’essaie de ne pas faire craquer les marches, notamment la cinquième, qui fait toujours du bruit. Arrivé dans ma chambre, j’ouvre mon placard quand un bruit de moteur me coupe dans mon élan. Le crissement caractéristique des pneus dans l’allée de graviers efface mes derniers doutes. Je m’attendais à voir la berline noire. Avec soulagement, je constate que c’est la voiture du shérif. D-Bill est de retour. Et il n’est pas seul. Un type gigantesque, qui semble être le résultat d’un croisement entre un ours et un repris de justice, s’extirpe maladroitement du véhicule. Le type observe la maison quelques secondes, avant de lever les yeux vers moi. In extremis, je me replonge dans l’obscurité. J’espère qu’il ne m’a pas vu. Je les entends s’approcher de la maison. Quelques coups frappés à la porte.

 

 

 

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10/10/2018 279 pages 15,90 €
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