La chaîne montagneuse est cachée sous la brume matinale. Mon esprit la devine, force l’opacité du paysage. J’arrive de Zurich. La Suisse habite mon inconscient depuis mon premier souvenir. Un déjeuner sur l’herbe en famille au bord de la route. Je n’avais pas deux ans. L’image est tenace. Y domine le vert. Le vert de la végétation au début de l’été. Un écran de verdure où la présence de mes parents provient d’une reconstitution de la scène après consultation de vieux albums de vacances. Au fil des années, l’image originelle s’est viciée de multiples débris que le temps a charriés avec lui comme une eau sale. Le souvenir est un agglomérat de souvenirs. Ce que je date d’un instant précis de ma prime enfance est un matériau composite sans âge, fils emmêlés d’autres fils, formant une pelote indénouable. Ces montagnes que je ne vois pas, je sais leur présence. Ce que l’on nomme « vue » est une reconstruction infidèle d’un fragment de réalité à partir de sa perception incomplète – une production de l’imaginaire et de la pensée. Pessoa : ce que nous voyons est fait de ce que nous sommes. Un reflet déformé. L’image de mon premier souvenir ne me quitte pas car celui que je suis la réanime en refusant de s’en défaire – l’action de voir émet, autant qu’elle reçoit, des informations. Qui sait si ce déjeuner dans la nature n’est pas une parfaite invention de ma mémoire, alimentée par une légende familiale ? Qu’aurait entrevu mon esprit si aucun atlas n’avait référencé des montagnes derrière la masse nuageuse ?
Paru le 26/08/2021
115 pages
Arléa Editions
18,00 €
Commenter ce livre