#Roman francophone

Dans les yeux de Mona Lisa

Alain Le Ninèze

Cinq siècles après la mort de Léonard de Vinci, Mona Lisa parle. Cinq siècles à écouter, observer, espionner... Elle raconte ici son histoire, depuis le temps où elle vit le jour à Florence jusqu'à notre époque où, devenue le plus célèbre tableau du monde, elle trône en idole au musée du Louvre. Célébrité, disgrâce, kidnapping et agressions diverses, détournement d'image, vie clandestine pendant les guerres, voyages diplomatiques à travers le monde, la Joconde a traversé bien des épreuves. Elle a fréquenté aussi les grands de l'Histoire, de François 1er à John F. Kennedy en passant par Louis XIV et Napoléon. Et elle a vu, parfois, ce que ses yeux n'auraient pas dû voir...

Par Alain Le Ninèze
Chez Ateliers Henry Dougier

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Genre

Littérature française

1

 

En ce début du mois de janvier de l’année 2019, j’entreprends de raconter ma vie à l’intention d’Edgar, le fidèle gardien qui veille sur moi au Louvre et qui est à présent devenu un ami. Je veux qu’il puisse savoir par quelles épreuves je suis passée pendant les cinq siècles qui se sont écoulés depuis le jour lointain où, à Amboise, Léonard de Vinci me céda au roi François Ier.

 

Lorsque Leonardo me peignit à Florence en l’an 1503, je n’étais alors que Lisa Gherardini, épouse de Francesco del Giocondo, marchand de tissu florentin. Mes amis m’appelaient aussi Donna Lisa del Giocondo, puis Madonna Lisa et enfin, pour faire court, Mona Lisa. C’est quelques années plus tard que je suis devenue la Joconde. Ce surnom que j’avais entendu pour la première fois dans l’atelier de Florence, je l’ai entendu ensuite dans la bouche de François Ier, et j’ai compris alors qu’il me resterait. Cela se passait au printemps 1516. Leonardo, qui avait répondu à l’invitation du roi de France à venir séjourner en son manoir du Clos-Lucé à Amboise, m’avait emmenée avec lui. François me vit et, immédiatement séduit, il exprima le désir de m’avoir en sa possession. Le peintre n’hésita pas longtemps. L’affaire fut conclue pour le prix de quatre mille écus d’or, une somme flatteuse pour moi. Je fus alors installée dans la salle du Conseil du château royal. Et le jour où François me présenta à sa cour, il prononça des mots dont je me souviens comme si la scène s’était déroulée hier : « Avec la Joconde que vous avez la chance d’admirer ici, mes chers amis et fidèles sujets, Maître Leonardo a créé une œuvre immortelle. Immortelle comme le sont l’Athéna de Phidias et l’Apollon du Belvédère ! »

En entendant ces paroles, je sentis un étrange bouleversement s’opérer en moi. Je n’étais plus Lisa del Giocondo, j’étais désormais la Joconde. Une œuvre « immortelle », avait dit François. De là à le prendre au mot et à penser que jamais, non, au grand jamais je ne disparaîtrais, le pas fut vite franchi… Et, apparemment, je n’ai pas eu tort de le croire puisque, aujourd’hui, alors que cinq siècles ont passé, je suis encore là, occupée à nouer les fils épars de l’histoire chaotique qui est celle de ma vie.

 

 

2

 

Dans la salle que j’occupe aujourd’hui au musée du Louvre, j’ai tout le temps qu’il faut pour réfléchir et me poser des questions. Je m’interroge, par exemple, sur les motifs qui font désormais de moi, dit-on, la femme la plus regardée au monde. Je suis belle, c’est vrai, j’ai ce sourire mélancolique et charmeur qui n’appartient qu’à moi, ce regard à la fois lointain et insistant qui donne au spectateur l’impression que je le suis des yeux quand il se déplace. Tout cela a été dit et redit. Y a-t-il là, cependant, une raison suffisante à cette renommée universelle ? Ma modestie se refuse à le croire. Je me dis qu’il s’agit d’un malentendu, ou plutôt d’un « mal vu », autrement dit d’une erreur. Mais une erreur qui perdure pendant des siècles devient une vérité, n’est-ce pas ? Alors je me résigne à ma célébrité. J’accepte sans états d’âme l’étrange culte que me rendent les touristes qui viennent des quatre coins du monde dans le seul but de me voir. Car beaucoup d’entre eux, paraît-il, ne sont là que pour moi, négligeant scandaleusement les autres salles du Louvre.

Scandaleusement, c’est le mot. Je pense en effet que cette renommée est excessive, imméritée, qu’elle fait de l’ombre à bien des œuvres qui me valent. Edgar, lui, n’est pas du tout de cet avis. Je l’ai entendu argumenter avec passion en ma faveur lorsque, il y a peu de temps, un jeune philosophe a soutenu devant nous que la gloire était une chose qui se nourrissait d’elle-même et s’accroissait sans fin, à la façon d’une boule de neige roulant dans la neige. En ce qui me concernait, a-t-il poursuivi, c’était parce qu’il y avait eu l’an dernier huit millions de visiteurs qui étaient venus m’admirer qu’il y en aurait cette année neuf millions, l’année d’après dix millions, et ainsi de suite selon une progression, pour ainsi dire, mathématique… Si ce philosophe dit vrai, je n’ose pas penser à ce que sera ma situation dans un siècle. Ce n’est pas une salle qu’il faudra me consacrer, mais une aile entière du Louvre. Et les gens devront se munir de longues-vues pour me contempler…

 

Ces considérations m’éloignent de mon récit. Je le reprends à son début, lorsque Leonardo me peignit à Florence en l’an 1503. Dans l’atelier qu’il avait tapissé de tentures de toile noire afin d’éviter tout éclat de lumière, le Maître me donnait vie peu à peu à coups de pinceau délicats sur le panneau de peuplier qu’il avait choisi pour sa création. Car c’était bien d’une création qu’il s’agissait pour lui, une cosa mentale, ainsi qu’il le disait, et non d’une simple imitation de la nature. Leonardo travaillait lentement, et j’eus tout loisir de contempler son beau visage aux traits de statue grecque encadré par de longs cheveux et une barbe épaisse. Il y avait de la lumière dans son regard, de la douceur, et parfois aussi des éclairs d’ironie lorsqu’il m’adressait quelques mots. « La Gioconda !, m’avait-il dit le premier jour en plaisantant sur mon nom d’épouse. Cela m’évoque le latin jucunda qui signifie agréable, plaisante, charmante. Autrement dit, vous allez être obligée de sourire ! » Je ne sais pas si ce jeu sur les mots fut son véritable motif, mais le fait est qu’il décida que sa Gioconda serait souriante. Je n’eus aucune peine à prendre cette expression car j’étais une femme heureuse, alors, et j’avais toutes les raisons d’avoir le sourire. Mais de là à le garder pendant de longues heures de travail, c’était une autre affaire… Mon sourire risquait de se crisper, de se transformer en grimace ! Le Maître le comprit très vite et, un matin, j’eus la surprise de trouver en arrivant un petit orchestre installé dans l’atelier. Contrebasse, flûte, viole et violon, ces instruments accompagnèrent la séance, ce jour-là et les jours suivant. Je peux me flatter, oui, je le dis ainsi car je crois que c’est une chose assez rare, d’être venue au monde en musique… C’est pour cette raison, peut-être, que mon sourire est unique.

 

Au bout de quelques mois, Leonardo déclara qu’il en avait terminé avec moi. Mais ce fut loin d’être vrai. Pendant les années qui suivirent, il s’appliqua à parfaire ma beauté. Quand l’inspiration le prenait, il venait vers moi et me maquillait de quelques touches subtiles, me pomponnait, me lustrait la peau d’une sorte de glacis transparent destiné, disait-il, à rendre son aspect plus lumineux. Il s’obstina longtemps à me parer ainsi, et cela même après que, trois ans plus tard, nous eûmes déménagé à Milan où le gouverneur français du duché lui avait offert un vaste et bel atelier avec une pension annuelle qui lui permettrait de travailler en toute liberté. Leonardo, qui était lassé de Florence et des caprices des Médicis, avait accepté avec plaisir.

Avant d’évoquer cette période de ma vie, je tiens à raconter un évènement qui s’est déroulé peu de temps avant notre départ pour Milan. Parmi les très rares visiteurs que le Maître autorisait à venir me voir, il y eut un artiste qui était un de ses plus anciens et proches amis, Sandro Botticelli. L’illustre peintre, qui n’était plus désormais qu’un vieillard malade et tout décrépit, se présenta un matin dans l’atelier en s’appuyant sur ses béquilles. Lorsqu’il arriva devant moi, ses traits se figèrent comme sous l’effet d’une brusque stupeur. Il lâcha une de ses cannes pour porter la main à son cœur, vacilla un instant sur ses jambes torses et, tout à coup, s’effondra de tout son long sur le plancher. Ses yeux étaient fermés, il semblait avoir perdu connaissance. Leonardo se précipita pour le relever, mais l’infirme était un homme de forte stature et deux apprentis durent venir à son aide pour le porter jusqu’au fauteuil. Un linge mouillé lui fut passé sur le visage. Lorsqu’il eut repris ses esprits, il murmura d’une voix exsangue :

— Jamais je n’aurais cru que l’art pût aller jusque là ! Non, jamais !

Leonardo, qui redoutait le jugement de cet ami qui était en même temps un rival, avait du mal à cacher sa satisfaction. Il lui sourit sans répondre.

— À côté de cela, reprit Botticelli, tout ce que j’ai fait ne compte pas. Je n’ai rien compris, rien vu, je me suis trompé sur toute la ligne. Mais toi, oui, tu as trouvé. Ta Gioconda, Leonardo, elle vit ! Félicitations, Maestro ! Je m’incline devant ton génie.

Le visage encore tout pâle, Botticelli se leva péniblement, reprit ses béquilles et quitta l’atelier sans ajouter un mot. Leonardo était si bouleversé qu’il ne pensa même pas à le raccompagner.

 

L’atelier de Milan où nous emménageâmes en 1506 était une grande salle carrée prolongée par une petite pièce en alcôve. Il comprenait aussi deux chambres, une cuisine et un bureau à l’étage. Leonardo fit installer un lit dans ce bureau afin, déclara-t-il, de pouvoir y dormir tranquille. L’une des chambres fut octroyée à Battista da Villanis, le fidèle domestique qui le suivait partout depuis des années. L’autre était réservée à Giovanni de Predis, un de ses anciens assistants qui avait exprimé le désir de travailler de nouveau avec lui. L’alcôve, enfin, fut occupée d’autorité par Salaï qui, comme à l’ordinaire, faisait ses quatre volontés…

Mentionnant le nom de Salaï, je me sens tenue de faire ici un bref retour en arrière. Cet individu, Gian Giacomo Caprotti de son vrai nom, avait demandé quinze ans auparavant à travailler pour Leonardo à Florence. Séduit par la beauté de ce jeune garçon au visage d’ange encadré par une lourde chevelure bouclée, le Maître avait accepté de l’embaucher comme apprenti. Mal lui en prit autant que bien. Le mal, ce furent les innombrables sottises que fit ce garnement qui ne tenait pas en place et que Leonardo, plein d’une affection paternelle et grondeuse pour lui, appela bientôt son « petit diable », salaïno en dialecte toscan. D’où ce surnom de « Salaï » qui lui est resté par la suite. Le jeune homme, d’après ce que j’ai entendu dire, gâchait la peinture et brisait les instruments qui lui étaient confiés. Menteur, paresseux, hypocrite, voleur, Salaï avait tous les défauts. Il n’était cependant pas complètement dénué de talent et, lorsque je l’ai connu – il était alors âgé de vingt-cinq ans –, il rendait de menus services dans l’atelier. Du moins quand il était d’humeur à travailler. C’est-à-dire pas souvent. Il pouvait en effet rester des jours et des semaines à ne rien faire, et cela sans avoir à subir le moindre reproche. Car Leonardo s’était pris pour lui d’une folle affection. Il le laissait agir selon sa fantaisie, lui pardonnait tout. Je me rappelle l’avoir entendu un jour refuser sans façons de réaliser un fond de ciel qui lui était demandé. Ce travail l’ennuyait, il n’avait pas envie de s’y mettre, tel fut l’unique argument que Salaï opposa au Maître avec une désinvolture désarmante. Et celui-ci, une fois de plus, s’inclina sans un mot devant son caprice. Il prit lui-même les pinceaux et se mit à l’ouvrage. Un autre jour, il lui soutira une grosse somme d’argent pour aller s’acheter un costume. Lorsqu’il revint, il portait des chausses d’un velours si précieux et un pourpoint si richement orné de rubans que le tailleur avait dû lui faire crédit. Leonardo, sans sourciller, s’acquitta de la dette.

Je me souviens aussi d’un événement qui, cette fois, provoqua une violente dispute entre le Maître et son apprenti. Leonardo, à cette époque, quittait de temps en temps Milan pour aller à Florence travailler à sa Bataille d’Anghiari, une fresque qu’il réalisait au palais de la Seigneurie où Michel-Ange, de son côté, avait préparé le carton d’une Bataille de Cascina qu’il devait peindre dans la même salle du Conseil. Les deux artistes, qui se détestaient cordialement, se croisaient parfois sur le chantier et travaillaient, disait-on, sans se saluer ni s’adresser la parole. Au retour d’un de ces séjours à Florence, dont il revint mécontent car il avait dû se résoudre à laisser son œuvre inachevée, Leonardo s’aperçut que certains de ses dessins avaient mystérieusement disparu de l’atelier. Questionné avec insistance, Salaï déclara qu’il les avait vendus comme des œuvres signées du Maître après les avoir retouchés. Retouchés ? Cela signifiait, finit-il par avouer, qu’il les avait ornés… de motifs érotiques ! L’argent qu’il avait reçu de ces ventes, bien sûr, il refusa obstinément de dire ce qu’il en avait fait. Mais ce n’était pas cela le plus grave. Ce qui scandalisait Leonardo, ce qui le blessait au plus vif, c’était que sa réputation d’artiste s’en trouvait entachée. J’ai bien cru, ce jour-là, qu’il allait rouer de coups son apprenti.

 

De la place de choix que j’ai occupée pendant sept ans dans l’atelier de Milan, j’ai eu tout loisir d’observer ces scènes, et bien d’autres encore. Si je suis en mesure de les raconter, c’est que j’en ai été le témoin. Mais je ne dirai pas ce qui se passait le soir lorsque, après que tout le monde fut couché, le Maître se retrouvait seul avec Salaï, qu’il le prenait dans ses bras, caressait ses longs cheveux bouclés et le conduisait dans la petite pièce en alcôve au fond de l’atelier… Non, cela, je ne peux pas le raconter.

 

 

 

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14/03/2019 187 pages 16,00 €
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