#Polar

La pyramide de boue

Andrea Camilleri

Il pleut depuis une semaine à Vigàta et ce matin, le commissaire Montalbano doit se rendre sur un chantier boueux où l'on a retrouvé le corps sans vie de Giugiu Nicotra. La victime, expert-comptable, vivait avec Inge, une Allemande de 25 ans qui, malgré le drame, reste introuvable. Autre particularité, le cadavre a été découvert en caleçon et un mystérieux vélo a été abandonné sur les lieux du crime. Voilà de quoi attiser la curiosité du commissaire. Sur fond de bataille entre les deux familles qui se partagent la région, Montalbano se lance sur la piste d'un homme mystérieux que le comptable et sa très belle compagne hébergeaient. Mais qui cherche à intimider les témoins et un journaliste-enquêteur ? Sous la pluie qui la fait fondre, la pyramide de boue au centre d'un chantier offre la terrible métaphore de la société corrompue et déliquescente dans laquelle le commissaire doit se battre...

Par Andrea Camilleri
Chez Fleuve Noir

0 Réactions |

Genre

Thrillers

 

Avertissement du traducteur

 


* * *

 

 

L’œuvre littéraire d’Andrea Camilleri connaît dans son pays un succès tel, qu’on lui trouverait difficilement un équivalent dans le demi-siècle qui vient de s’écouler en Italie. Une bonne part de cette réussite tient à la langue si particulière qu’il emploie. En rendre la saveur est une entreprise délicate. Il faut d’abord faire percevoir les trois niveaux sur lesquels elle joue, chacun d’eux posant des problèmes spécifiques.

Le premier niveau est celui de l’italien « officiel », qui ne présente pas de difficulté particulière pour le traducteur : on le transpose dans un français le plus souvent situé, comme l’italien de l’auteur, dans un registre familier. Le troisième niveau est celui du dialecte pur : dans ces passages, toujours dialogués, soit le dialecte est suffisamment près de l’italien pour se passer de traduction, soit Camilleri en fournit une à la suite. À ce niveau-là, j’ai simplement traduit le dialecte en français en prenant la liberté de signaler dans le texte que le dialogue a lieu en sicilien (et en reproduisant parfois, pour la saveur, les phrases en dialecte, à côté du français).

La difficulté principale se présente au niveau intermédiaire, celui de l’italien sicilianisé, qui est à la fois celui du narrateur et de bon nombre de personnages. Il est truffé de termes qui ne sont pas du pur dialecte, mais plutôt des régionalismes (pour citer deux exemples très fréquents, taliare pour guardare, regarder, spiare pour chiedere, demander). Ces mots, Camilleri n’en fournit pas la traduction, car il les a placés de telle manière qu’on en saisisse le sens grâce au contexte (et aussi, souvent, grâce à la sonorité proche d’un mot connu). Voilà pourquoi les Italiens de bonne volonté (l’immense majorité, mais on en trouve encore qui prétendent ne rien comprendre à la langue « camillerienne ») n’ont pas besoin de glossaire, goûtent l’étrangeté de la langue et la comprennent pourtant.

Remplacer cette langue par un des parlers régionaux de la France ne m’a pas paru la bonne solution : soit ces parlers, tombés en désuétude, sont incompréhensibles à la plupart des lecteurs (et il semblerait bizarre de remplacer une langue bien vivante et ancrée dans les mots de la Sicile d’aujourd’hui par une langue morte), soit ce sont des modes de dire beaucoup trop éloignés des langues latines (un Camilleri en ch’timi aurait-il encore quelque chose de sicilien ?). Il a donc fallu renoncer à chercher terme à terme des équivalents à la totalité des régionalismes. Le « camillerien » n’est pas la transcription pure et simple d’un idiome par un linguiste, mais la création personnelle d’un écrivain, à partir du parler de la région d’Agrigente. Et cependant, si toute vraie traduction comporte une part de création littéraire, le traducteur doit aussi éviter de disputer son rôle à l’auteur : il était hors de question d’inventer une langue artificielle.

Pour rendre le niveau de l’italien sicilianisé, j’ai donc placé en certains endroits, comme des bornes rappelant à quels niveaux on se trouve, des termes du français du Midi. D’abord, parce que le français occitanisé s’est assez répandu, par diverses voies culturelles, pour que jusqu’à Calais on comprenne ce qu’est un « minot ». Ensuite, ces régionalismes apportent en français un parfum de Sud. J’ai par ailleurs choisi le parti de la littéralité, quand il s’est agi de rendre perceptibles certaines particularités de la construction des phrases (inversion sujet verbe : « Montalbano sono » : « Montalbano, je suis ») ou ce curieux emploi du passé simple (chè fu ? « qu’est-ce qu’il fut ? », pour « qu’est-ce qui se passe ? ») par où passe l’emphase sicilienne, ou bien encore l’usage intempérant de la préposition « à » avec des verbes directs, et le recours très fréquent à des formes pronominales (« se faisait un rêve » pour « faisait un rêve »), etc.

J’ai tenté aussi de transposer certaines des déformations qu’impose le maître de Porto Empedocle à l’italien classique, pour faire entendre la prononciation de sa terre : pinsare au lieu de pensare (« penser », en italien classique) a été traduit par « pinser », aricordarsi au lieu de ricordarsi (se rappeler) a été traduit par s’« arappeler », etc. Choix sûrement discutable, mais qui me paraît encore comme la moins mauvaise des solutions, car elle permet de suivre l’évolution du style de notre auteur. En effet, l’abondance des transpositions de déformations orales n’est pas la même dans les premiers Montalbano que dans les derniers (il semble que, son public désormais conquis et habitué, Camilleri hésite moins à faire entendre les singularités de sa musique), et leur présence plus ou moins importante dans tel ou tel passage du même livre n’est pas dépourvue de significations, volontaires ou non.

L’ensemble de ces partis pris de traduction aboutit à une langue assez éloignée de ce qu’il est convenu d’appeler le « bon français » : ma traduction peut paraître peu fluide et s’éloigne souvent délibérément de la correction grammaticale. Mais depuis quelques dizaines d’années, le travail des traducteurs a été orienté par la tentative de mieux rendre la langue de leurs auteurs en échappant à la dictature de la « fluidité » et du « grammaticalement correct », qui avait imposé à des générations de lecteurs français une idée trop vague du style réel de tant d’auteurs. Un tel mouvement rejoint aussi le travail des auteurs francophones qui s’emploient à libérer leur expression du carcan d’une langue sur laquelle on a beaucoup trop légiféré. À l’intérieur de ce cadre, à mon niveau artisanal, l’essentiel était, me semble-t-il, de tenter de restituer auprès du lecteur français la plus grande partie de ce que ressent le lecteur italien non sicilien à la lecture de Camilleri. Ce sentiment d’étrange familiarité que procure sa langue, écho de ce qu’on éprouve en rencontrant, en même temps qu’une île, une très ancienne et très moderne civilisation.

Serge Quadruppani

 

 

UN

 

Le coup de tonnerre fut si fort que Montalbano, non content de subir un réveil passablement effrayant, effectua un grand bond et manqua de peu tomber du lit.

Ça faisait plus d’une semaine qu’il pleuvait des cordes sans une minute d’interruption. Les cataractes s’étaient rouvertes et semblaient décidées à ne plus s’arrêter.

Il ne pleuvait pas seulement à Vigàta, mais sur toute l’Italie. Au nord, il y avait eu des débordements et des inondations qui avaient provoqué des dégâts incalculables et dans quelques localités, les habitants avaient été évacués. Mais au sud non plus, ça rigolait pas, des rivières qui paraissaient mortes depuis des siècles avaient ressuscité armées d’une espèce de désir de revanche et s’étaient déchaînées, détruisant habitations et terrains cultivés.

Bref, c’était comme si le propriétaire d’une maison n’avait pas pris la peine de faire réparer le toit cassé ou les fondations abîmées. Et puis après, il s’étonnait et se lamentait si un jour elle finissait par s’écrouler.

— C’est peut-être la juste fin qu’on se mérite, avait commenté Montalbano, amer.

Il alluma, fixa le réveil. 6 h 05. Trop tôt pour se lever.

Il garda les yeux fermés serrés, écoutant le bruissement de la mer. Qu’elle fût calme ou furieuse, elle lui donnait toujours du plaisir. Tout à coup, il comprit qu’il ne pleuvait plus. Il descendit du lit, alla ouvrir les volets.

Ce coup de tonnerre avait été comme la bombe qu’on tire à la fin d’un feu d’artifice, justement pour annoncer sa conclusion. De fait, il ne tombait plus d’eau du ciel et les nuages qui avançaient depuis le levant étaient légers et blanchâtres ; bientôt ils auraient remplacé les autres lourds et noirs. Il retourna se coucher, tranquillisé.

Ce ne serait pas une journée sinistre, de celles qui le mettaient de mauvaise humeur. Il s’arappela s’être aréveillé pendant qu’il rêvait.

Il marchait le long d’un tunnel dans une obscurité épaisse et la lampe à pétrole qu’il tenait dans la main droite éclairait peu. Il savait qu’à un pas derrière lui se traînait ‘n homme qu’il aconnaissait mais dont il ignorait le nom. À un certain moment, l’homme avait dit :

— J’arrive pas à te suivre, je perds trop de sang de ma blessure.

Et il avait arépondu :

— C’est pas possible d’aller plus lentement, le tunnel peut s’écrouler d’un instant à l’autre.

Quelques instants plus tard, alors que le souffle de l’homme derrière lui devenait toujours plus lourd et haletant, il avait entendu une plainte et le bruit d’un corps qui tombait à terre. Il s’était tourné, était revenu en arrière. L’homme était étendu sur le ventre, le manche d’un gros couteau de cuisine émergeant d’entre ses épaules. Il avait tout de suite été convaincu que le malheureux était mort. Et à cet instant précis, un puissant coup de vent avait éteint la lanterne et tout de suite après le tunnel s’était écroulé dans un grondement de tremblement de terre.

Le rêve était un salmigondis résultant d’un excès de petits poulpes bouillis et d’une nouvelle entendue à la télévision qui parlait d’une centaine de morts dans une mine chinoise.

Mais l’homme au couteau entre les omoplates, d’où sortait-il ?

Il tenta de fouiller sa mémoire puis adécida que ça n’avait aucune ‘mportance.

Tout doucement, il se laissa glisser à nouveau dans le sommeil.

Puis le tiléphone sonna. Il regarda le réveil : il n’avait dormi qu’une dizaine de minutes.

Mauvais signe, si on appelait à cette heure du matin.

Il se leva, alla répondre.

— Allô ?

— Birtì ?

— Je ne suis…

— Tout s’inonda, Birtì !

— Écoutez…

— Birtì, dans la resserre, où c’est qu’y avait cent moules de fromage frais, y a deux mètres d’eau !

— Écoutez…

— Et je te parle pas du dépôt, Birtì.

— Bordel ! Vous allez m’écouter, oui ? hurla le commissaire qu’on aurait dit un loup.

— Mais vous êtes pas…

— Non, je suis pas Birtino ! Ça fait une demi-heure que j’essaie de vous le dire. Vous avez fait un mauvais numéro !

— Et alors, si c’est pas Birtino, c’est qui à l’appareil ?

— Son frère jumeau !

Il raccrocha, retourna se coucher en jurant. Et un instant plus tard, le tiléphone sonna de nouveau. Il bondit hors du lit avec un rugissement de lion, chopa le combiné et gueula comme un fou furieux :

— Allez vous faire foutre, toi, Birtino et les cent moules de fromage frais !

Il raccrocha et débrancha la prise. Mais il s’était tellement chopé les nerfs que pour se les faire passer, la seule chose à faire, c’était prendre ‘ne bonne douche.

Il était en train de s’y rendre quand il entendit une musiquette bizarre venant de quelque part dans la chambre.

C’était quoi, ça ? Puis il acomprit que c’était la sonnerie de son portable, dont il se servait rarement. Il répondit.

C’était Fazio.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Montalbano d’une voix peu aimable.

— Excusez-moi, dottore, j’ai essayé de vous appeler sur le fixe mais j’ai eu un type qui… j’ai dû me tromper de numéro.

C’était Fazio qu’il avait envoyé se faire, etc.

— Tu t’es certainement trompé, puisque j’avais déconnecté la prise.

Calembredaine prononcée avec assurance sur un ton autoritaire.

— De fait. Voilà pourquoi je vous dérange sur le portable. Il y a eu un meurtre.

Le contraire l’eût étonné.

— Où ça ?

— Trop compliqué, dottore. Je viens juste de vous envoyer la voiture avec Gallo. Moi, je suis en train d’y arriver. Ah, mettez-vous des bottes, y paraît que l’endroit est un vrai marécage.

— C’est bon. J’arrive d’ici peu.

Il coupa le portable, reconnecta la prise du téléphone fixe, eut à peine le temps d’arriver à la salle de bains avant d’entendre le téléphone sonner. S’ils cherchaient encore Birtino, il se ferait donner l’adresse et irait leur tirer dessus à tous. Fromages frais compris.

— Dottori, qu’est-ce que je fis, je vous ai aréveillé ? demanda Catarella, anxieux.

— Non, je suis réveillé depuis un moment. Dis-moi.

— Dottori, je voulais vous y dire que la voiture de service de Gallo a pas voulu démarrer et qu’y a pas d’autres voitures dans tout le parc voitumobile en disponibilité de dispositions du fait qu’elles sont indisponibles, étant inamovibles.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Que les autres aussi sont cassées.

— Et alors ?

— Et alors, Fazio m’a donné l’ordination que je vienne vous prendre avec ma voiture.

Aïe. Catarella n’était pas précisément un as du volant. Mais il n’avait pas le choix.

— Mais tu le sais, toi, où il est, le mort ?

— Tout à fait très certain, dottori. Et puis par sicurité, je m’emmène aussi le navigateur parlant.

 

Il était prêt à sortir et se buvait son troisième bol de café quand il entendit soudain un énorme barouf du côté de la porte d’entrée. Le sursaut qu’il fit arenversa un peu de café sur sa veste et un peu sur les bottes de caoutchouc. En jurant, il courut voir ce qui s’était passé.

Il ouvrit et manqua de peu se cogner contre le capot de l’auto de Catarella.

— Tu voulais me défoncer la porte et entrer chez moi en voiture ?

— J’ademande compression et perdonnement, dottori, mais ça a glissé à cause de la gadoue se trouvant dessus la route. Ce fut pas ma fautivité mais celle de la situation mitréologique.

— Passe la marche arrière et recule un peu que, sinon, je peux pas sortir.

Catarella s’exécuta, le moteur s’emballa et la voiture ne bougea pas d’un millimètre.

— Dottori, le fait est que la route, elle descend et que les roues, elles ont pas de prise, sur le fangue, la boue.

Allez savoir pourquoi, même si ce n’était pas du tout le moment, il lui vint l’envie de le corriger.

— Catarè, en ‘talien, on dit pas fangue, on dit fango.

— Comme voudra vosseigneurie.

— Et alors, qu’est-ce qu’on fait ?

— Dottori, si vosseigneurie sort de la véranda et que moi je rentre par la même, on échange nos places.

— Et quel résultat on obtiendra ?

— Que vosseigneurie conduit et que moi je pousse.

L’argument le convainquit. Ils échangèrent leurs places. Et au bout de dix minutes d’essais et de re-essais, les roues accrochèrent. Catarella se chargea d’aller à pied fermer la maison. Quand il revint, ils échangèrent de nouveau leurs places et partirent enfin.

Au bout d’un moment, Catarella parla :

— Dottori, vous m’expliquez ’ne chose ?

— Je t’écoute.

— Pourquoi, en sicilien, on dit ‘u sangu, pour sangue, le sang en ‘talien, alors que pour ‘u fangu, la boue, on dit fango ?

— Catarè, passque le fango, étant du fango, est toujours fango dans toutes les langues du monde.

 

Ça faisait une demi-heure que le navigateur parlant parlait et que Catarella obéissait obséquieusement en disant oh que oui, monsieur, à chaque indication areçue, quand Montalbano posa une question :

— Mais on vient pas tout juste de passer l’ex-guichet de Montelusa basse ?

— Oh que oui, dottori.

— Et cette campagne, elle est où ?

— Encore plus loin, dottori.

— Mais si on est déjà en territoire montelusan, alors si on s’avance encore, on va s’y enfoncer !

— Certainement, dottori, ici, c’est tout montelusan.

— Et qu’est-ce qu’on en a à foutre, nous, d’un mort en territoire montelusan ? Gare-toi et coupe le moteur. Après, appelle-moi Fazio sur le portable et passe-le-moi.

Catarella s’exécuta.

— Fazio, tu peux m’expliquer pourquoi on doit s’occuper d’une affaire qui n’est pas de notre compétence ?

— Qui dit ça ?

— Qui dit quoi ?

— Qu’elle n’est pas de notre compétence.

— C’est moi qui te le dis ! Si le cadavre a été retrouvé en territoire montelusan, en bonne logique…

— Mais la campagne Pizzutello est sur notre territoire, dottore ! Elle est juste à la limite de Sicudiana.

Seigneur ! Et eux, ils se trouvaient exactement du côté opposé. Puis, dans la tête de Montalbano, la lumière se fit.

— Attends une seconde.

Il regarda fixement Catarella qui lui rendit son regard, quelque peu alarmé.

— Tu me dis dans quelle campagne tu nous menais ?

— Dans la campagne Rizzutello, dottori.

— Catarè, tu la sais la différence entre un « P » et un « R » ?

— Certainement, dottori.

— Dis-la-moi comme si c’était écrit en lettres d’imprimerie.

— En lettres d’infirmerie ? Attendez que j’y réfléchiche. Alorsse. Le « R » a le ventre et une gambette, alors que le « P » a seulement le ventre.

— Bravo. Mais tu as fait une confusion. Tu es en train de m’emmener dans un endroit avec la gambette au lieu de m’emmener dans un endroit avec juste le ventre.

— Alors, une erreur, j’ai fait ?

— Une erreur tu fis.

Catarella adevint d’abord rouge comme un coq puis pâle comme un catafero, un cadavre.

— Oh sainte petite mère, quelle erreur je fis ! Oh quelle erreur ‘mpardonnable ! Hors de route je vous menai, dottori !

Il était désolé, au bord des larmes. Il se prit le visage dans les mains. Pour éviter le pire, le commissaire lui donna une claque amicale sur l’épaule.

— Allez, Catarè, le prends pas comme ça, une minute de plus, une minute de moins, ça a pas d’importance. Allons, maintenant, prends-toi le téléphone et fais-toi bien expliquer par Fazio où il faut aller.

 

À main droite d’une ex-route de campagne, à présent réduite à ‘ne espèce de fleuve de boue marqué de centaines d’empreintes de roues de camions, s’ouvrait le très grand espace d’un chantier transformé en mer de bouillasse. Sur un côté se trouvaient entassés d’énormes tuyaux de ciment dans lesquels un homme aurait pu tenir debout.

Il y avait aussi une grue monumentale, trois camions, deux excavatrices, trois bulldozers. Regroupées de l’autre côté, quelques voitures, parmi lesquelles celle de Fazio et les deux de la Scientifique.

La route de campagne, une fois l’esplanade dépassée, redevenait une normale route de campagne tout en montée. À ‘ne trentaine de mètres, on voyait ‘ne espèce de petite villa, et ‘ne autre un peu plus loin.

Fazio vint à la rencontre du commissaire.

— C’est quoi, c’te chantier ?

— Y sont en train de construire ‘ne nouvelle canalisation hydraulique. Ça fait quatre jours, à cause du mauvais temps, que les ouvriers ne viennent plus besogner. Mais tôt ce matin, y a deux employés qui sont venus voir où ça en était. Ce sont eux qui ont découvert le catafero et qui m’ont appelé.

— Tu l’as déjà vu ?

— Oh que oui.

Montalbano remarqua que Fazio allait ajouter quelque chose mais qu’il s’était tu.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il vaut mieux que vosseigneurie le voie de ses yeux.

— Mais c’te catafero, il est où ?

— Dans le tuyau.

Montalbano s’étonna.

— Quel tuyau ?

— Dottore, d’ici, on peut pas voir. Il y a les voitures qui nous bouchent la vue. Y sont en train de trouer la colline pour y faire passer les conduits. Trois tuyaux sont déjà posés. Le catafero a été atrouvé justement au fond d’une espèce de tunnel.

— Allons-y.

— Dottore, dedans y a les types de la Scientifique. On y tient pas à plus de deux. Mais y z’ont presque fini.

— Le Dr Pasquano est venu ?

— Oh que oui. Il a regardé et il est parti.

— Il a dit quelque chose ?

— Les deux ouvriers l’ont découvert à six heures et quart. Le Dr Pasquano dit qu’il était mort une heure plus tôt. Et qu’il était clair qu’on ne lui avait pas tiré dessus à l’intérieur du conduit.

— Et alors, il a été transporté là par ceux qui l’ont tué ?

Fazio parut mal à l’aise.

— Dottore, je préfère que vous le voyiez de vos yeux.

— Le proc’ est déjà arrivé ?

Tout le monde savait que le proc’ Tommaseo se plantait toujours en voiture quoi qu’il arrive, même par une journée ensoleillée sans circulation, alors, avec les pluies qui étaient tombées !

— Oh que oui, mais c’est le procureur Jacono, passque Tommaseo a la grippe.

— Bon alors, fais-moi parler avec les deux ouvriers.

— Les gars, venez par là ! cria Fazio à deux hommes qui fumaient près d’une voiture.

Ils s’avancèrent en pataugeant dans la bouillasse, dirent bonjour.

— Bonjour. Le commissaire Montalbano, je suis. À quelle heure êtes-vous arrivés, ce matin ?

Les deux hommes échangèrent un regard. Le plus vieux, un quinquagénaire, répondit :

— À six heures pile.

— Vous êtes venus dans une seule voiture ?

— Oh que oui.

— Et vous avez commencé par entrer dans le tunnel ?

— On devait y entrer en dernier, mais on y est allés dès qu’on a vu la bicyclette.

Montalbano fronça un sourcil.

— Quelle bicyclette ?

— Un vélo balancé par terre juste à l’entrée du tunnel. On a pensé que quelqu’un s’était abrité dedans et…

— Une seconde. Comment on peut faire pour rouler à bicyclette sur toute cette boue ?

— Monsieur le commissaire, il y a ‘ne espèce de passerelle de bois qu’on avait construite pour pouvoir se déplacer. On la voit que quand on est près.

— Et alors, qu’est-ce que vous avez fait ?

— Qu’est-ce qu’on devait faire ? On est entrés avec nos lampes torches et juste à la fin, on a vu le catafero.

— Vous l’avez touché ?

— Non.

— Comment vous avez pu comprendre qu’il était mort ?

— Quand quelqu’un est mort, on comprend qu’il est mort.

— Vous le connaissiez ?

— On sait pas qui c’est. Il est tombé sur le ventre.

— Vous avez eu l’impression qu’il pouvait s’agir de quelqu’un qui travaillait ici ?

— On peut vous dire ni oui ni non.

— Vous n’avez rien d’autre à me dire ?

— Rin. On est sortis et je vous ai appelés.

— C’est bon, merci. Vous pouvez y aller.

Les deux hommes dirent au revoir et filèrent. Ils avaient hâte de rentrer chez eux. Puis du côté des voitures garées, il y eut une certaine agitation.

— La Scientifique a fini, annonça Fazio.

— Va demander s’ils ont atrouvé quelque chose.

Fazio s’éloigna. Montalbano n’aurait pas échangé deux mots avec le chef de la Scientifique même si on lui avait mis un pistolet sur la tempe. Il avait pour lui une profonde antipathie, et c’était réciproque.

Fazio revint cinq minutes plus tard.

— Ils ont atrouvé aucune douille, mais ils sont certains que l’homme est entré dans le tunnel qu’on lui avait déjà tiré dessus. Y a l’empreinte sanglante d’une main sur les parois d’un des tuyaux, comme s’il s’était appuyé pour ne pas tomber.

Les voitures de la Scientifique s’en allèrent. Restèrent celle de Fazio et le fourgon de la morgue.

— Dottore, appuyez-vous à moi. Que sinon vous risquez de glisser et de vous dégueulasser de boue.

Montalbano ne refusa pas l’offre. Ils marchèrent avec précaution, à pas mesurés et enfin, une fois les deux voitures dépassées, le commissaire put voir les travaux de creusement au pied de la colline et l’entrée de la galerie.

— Ils ont quelle longueur, les tuyaux ?

— Six mètres chacun. La galerie fait dix-huit mètres et le catafero est tout au bout.

À main gauche de l’entrée, gisait à terre un vélo à demi recouvert de boue, isolé avec des bouts de ruban jaune par les types de la Scientifique.

Le commissaire s’arrêta pour l’examiner. L’engin, vieillot, très usé, avait dû être vert un jour.

— Pourquoi a-t-il laissé la bicyclette dehors et n’est-il pas entré en pédalant ? Il avait tout ce qu’il voulait comme espace, remarqua Fazio.

— Je crois que ça n’a pas été volontaire. Il a dû tomber et n’a pas eu la force de remonter en selle.

— Prenez ma lampe et marchez devant, proposa Fazio.

Montalbano prit la torche, l’alluma et entra, suivi de Fazio.

Mais au bout de deux pas, il se retourna et ressortit vivement, haletant.

— Qu’est-ce qui fut ? demanda Fazio, ahuri.

Pouvait-il lui avouer qu’il s’était arappelé un rêve ?

— L’air m’a manqué. Mais elle est sûre, c’te galerie ?

— Tout à fait sûre.

— C’est bon. Entrons, dit le commissaire en rallumant la lampe et en prenant une longue inspiration comme avant de plonger en apnée.

 

 

DEUX

 

Y avait rin à faire, il le savait que ça serait comme ça, la scène ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle du rêve, et la situation ne lui plaisait en rin. Sauf que Fazio, qui marchait derrière, n’avait heureusement pour lui aucun couteau entre les omoplates.

Là-dedans aussi, y avait de la bouillasse, beaucoup moins que dehors, mais y en avait. Enfin, le halo de lumière de la torche encadra le cadavre et Montalbano écarquilla les yeux.

Passque le mort, qui était couché sur le ventre, ne portait qu’un tricot de corps et un caleçon ; il était même pieds nus.

On l’avait tué d’une seule balle qui l’avait atteint entre les omoplates. Le tricot, dont la blancheur était devenue rouge de sang mêlé de boue, laissait clairement voir le pertuis d’entrée du projectile.

— Je veux voir son visage, déclara le commissaire.

— Sortons, dit Fazio.

Et dès qu’ils furent dehors, il alla parler avec les préposés au transport du cadavre occupés à jouer aux cartes dans le fourgon. Les types jetèrent des regards noirs à Montalbano, poursuivirent quelques instants la partie puis sortirent et entrèrent dans la galerie.

— À cinq heures du matin, y pleuvait comme vache qui pisse, reprit Fazio. Pourquoi quelqu’un irait se balader à vélo comme si de rien n’était sous l’eau, pieds nus et en caleçon ?

— Il se baladait pas, il fuyait, arépondit le commissaire. Et ils lui ont probablement tiré dessus après qu’il a enfourché sa bicyclette. Et ça me pousse à pinser quelque chose.

— Quoi ?

— Qu’un type blessé à mort sous un orage n’avait pas la force de se taper une montée à vélo.

— Expliquez-moi ça.

— Y a pas grand-chose à expliquer. L’homme ne peut que…

— C’est fait ! cria un des employés en sortant de la galerie.

Le commissaire et Fazio rentrèrent dans le tunnel. Les types de la morgue avaient retourné le cadavre et lui avaient aussi nettoyé le visage.

Le corps était celui d’un beau gars trentenaire, cheveux noirs, dont la bouche entrouverte laissait apercevoir des dents saines et blanches. Sous l’œil gauche, il avait une cicatrice en forme de demi-lune. Le tricot, sur le devant, n’avait aucun pertuis de sortie, signe que le projectile était resté dans le corps.

— Ça me suffit, dit le commissaire.

Ils ressortirent.

— On peut l’emballer ? demanda un des employés.

— Feu vert, répliqua Fazio.

 

 

Montalbano regarda les alentours. Ce paysage le désolait, lui serrait le cœur, le mettait mal à l’aise. L’énorme grue ressemblait au squelette d’un mammouth, les gros tuyaux ressemblaient aux os de quelque animal gigantesque et c’étaient aussi à des bêtes inconnues et mortes que faisaient penser les camions déformés par la boue dont ils étaient encroûtés. On ne voyait pas un brin d’herbe, le vert était recouvert d’une couche semi-liquide gris sombre, comme si un cloaque à ciel ouvert avait étouffé tout être vivant, des fourmis aux lézards. Dans l’esprit de Montalbano flotta un vers d’une poésie d’Elliot qui s’intitulait justement La terre désolée et qui disait « là où les morts perdent leurs os ».

 

 

 

Commenter ce livre

 

trad. Serge Quadruppani
09/05/2019 230 pages 19,90 €
Scannez le code barre 9782265116245
9782265116245
© Notice établie par ORB
plus d'informations