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Bourguiba

Bertrand Le Gendre

Sans Habib Bourguiba, la Tunisie ne serait pas, à l'orée de 2019, la seule démocratie du monde arabe. Oriental occidentalisé, musulman nourri des Lumières, il a conduit son pays à l'indépendance et l'a ouvert sur le monde moderne. Il croyait à l'éducation de tous et à l'émancipation de la femme musulmane. A peine parvenu au pouvoir en 1956, il interdit la polygamie, la répudiation et les mariages prononcés sans le consentement de l'épouse. Ce " code du statut personnel " , imposé à une société imprégnée des valeurs du Coran, est d'une audace folle pour l'époque, et le reste aujourd'hui. Au fil des années cependant, cet élan réformiste a cédé la place à un autoritarisme confus aggravé par la maladie. Telles sont les ombres et les lumières du " siècle de Bourguiba " qui s'étend de 1903, date officielle de sa naissance, à 2000, l'année où il s'éteint, treize ans après avoir été écarté du pouvoir par Ben Ali. Basée sur les archives françaises et tunisiennes ainsi que sur de nombreux entretiens avec ceux qui l'ont côtoyé, cette biographie témoigne de la place unique que le Combattant suprême occupe dans l'histoire du colonialisme et du post-colonialisme. Portrait d'un homme, de ses mérites et de ses défaillances, elle retrace l'histoire d'une nation en devenir dont il fut le grand architecte. Journaliste et essayiste, Bertrand Le Gendre a été rédacteur en chef au Monde et professeur associé à l'université Panthéon-Assas Paris-II. Il est notamment l'auteur de 1962, l'année prodigieuse (Denoël, 2012), Flaubert (Perrin, 2013), De Gaulle et Mauriac : le dialogue oublié (Fayard, 2015).

Par Bertrand Le Gendre
Chez Fayard

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Editeur

Fayard

Genre

Histoire internationale

PROLOGUE


Le jour de gloire du Combattant suprême


Habib Bourguiba l’affirme : le 1er juin 1955 a été « le plus beau jour de ma vie1 ». Du pont supérieur du Ville-d’Alger qui aborde aux côtes tunisiennes en cette chaude matinée de printemps, il peut apercevoir la marée humaine, massée sur les quais, d’où montent des « Yahia Bourguiba ! », « Vive Bourguiba ! ». La grande nouvelle, que tous attendaient, a précédé de peu ce retour triomphal au pays après des mois d’éloignement imposés par la France au leader nationaliste : le dimanche 29 mai à 3 heures du matin, les gouvernements français et tunisien ont paraphé à Paris l’accord qui consacre l’autonomie de la Tunisie. Le protectorat prend fin, la route de l’indépendance est ouverte.

Plus qu’à toute autre figure nationaliste, les Tunisiens doivent à la détermination, à la lucidité et au courage de celui qu’ils célèbrent ce jour-là de pouvoir enfin redresser la tête. Effacées, les treize années que Bourguiba a passées en prison, en exil ou en résidence forcée. Oubliées, les humiliations, les revers et parfois les moments de doute qui ont émaillé le combat auquel il s’est voué corps et âme trente ans durant. À bord du Ville-d’Alger qui accoste sous les vivats à La Goulette, l’avant-port de Tunis, il savoure son jour de gloire. Coiffé d’un fez écarlate mais vêtu à l’européenne, il agite un mouchoir blanc, gage de fidélité à ce peuple qui lui ouvre grand les bras.

À peine est-il descendu de la passerelle que la foule le happe, le porte, l’étreint. Après une brève allocution2, le héros du jour prend la route de Carthage où l’attend le bey, le chef d’État du pays, puis de la médina de Tunis. Venus des caïdats les plus reculés, à pied, en charettes, à bord de taxis collectifs, à bicyclette, en autocar, des grappes compactes lui font une haie d’honneur le long des 30 kilomètres du parcours. Le voici, un foulard rouge autour du cou tel un jeune nationaliste ; chevauchant un fier pur-sang ; à bord d’une Chevrolet Bel Air découverte, un chapeau au large bord emplumé sur la tête, l’emblème de la tribu des Zlass ; debout dans une Land Rover ; porté à dos d’homme…

Il a officiellement 51 ans (son âge est incertain), et s’il se tient si droit dans le tourbillon qui l’emporte, c’est qu’il est petit : 1,65 mètre, 5 centimètres de moins que la moyenne de ses contemporains3. Mais le Zaïm al-umma, le leader de cette nation en devenir, rayonne d’autorité et de confiance en soi, comme l’observe le journaliste français Jean Daniel qui a fait sa connaissance à cette époque : « Je le revois petit mais prêt à bondir, le menton déjà impérial […], le pétillement bleu de son regard à la fois dominateur et amusé […]. Aussitôt, je me dis qu’il était de la race des félins avec, en plus, une expression gestuelle si accomplie qu’elle aurait pu le conduire au mime […]. Lorsqu’il parlait en public, incomparable tribun, ses gestes précédaient à ce point l’expression de sa pensée que lorsqu’il s’exprimait on avait l’impression qu’il se répétait4. »

Bouguiba a subjugué ses contemporains. L’un de ses anciens ministres, Ahmed Mestiri, parle de « magnétisme5 ». Un autre, Chedli Klibi, assure : « L’ascendant de Bourguiba était tel que même quand on n’était pas d’accord, on se taisait. Il exerçait sur nous une forme d’hypnose6. » Un troisième, Driss Guiga, ajoute : « Même ses ennemis ont été marqués par lui. On était contre Bourguiba mais pas pour quelqu’un d’autre7. » Ces témoignages tracent le portrait d’une personnalité hors du commun, dotée d’un authentique « charisme » au sens où l’entend le sociologue allemand Max Weber8. Cet ascendant indiscuté l’a tôt désigné aux yeux de ses compagnons de lutte comme le « Combattant suprême », un honneur qui lui est resté9.

Le pays qu’il a présidé pendant trente ans, de 1957 à 1987, au lendemain de l’abolition de la monarchie, est peuplé d’un peu plus de 4 millions d’habitants lorsqu’il en prend les rênes ; d’un peu moins de 8 millions au terme de sa vie politique. De tous les pays du Maghreb, c’est le plus homogène, géographiquement, ethniquement et culturellement : ses frontières ont peu varié au cours des siècles ; contrairement à l’Algérie et au Maroc, les Berbères ne représentent que 2 % de la population ; la même langue, l’arabe dialectal (l’arabe tunisien), est parlée par tous ou presque ; et la quasi totalité de la population se reconnaît dans l’islam sunnite. Cette homogénéité est un atout pour ce pays auquel la nature a à peu près tout dénié : les ressources de son sous-sol sont rares et les trois quarts de ses terres agricoles sont arides (le Sud) ou semi-arides (le Centre). « La nature ne nous a pas gâtés10 », se plaignait souvent Bourguiba.

Le plus oriental des pays de l’Afrique septentrionale compte 164 000 kilomètres carrés : un tiers de la France métropolitaine, l’équivalent de la Louisiane. Bourguiba assumait en bloc, faiblesses et gloires mêlées, l’histoire de ce petit pays qu’à l’époque médiévale on appelait l’Africa, l’Ifriqiya. Il présidait les conseils des ministres entouré des bustes de Hannibal, Jugurtha, saint Augustin et Ibn Khaldûn11. Dans une galerie attenante, en son palais de Carthage, les portraits alignés des dix-neuf souverains husseinites12 rappelaient aux visiteurs l’histoire de leur dynastie, entachée d’une faute inexpiable : avoir, en 1881, livré la Tunisie à la France.

Bourguiba glorifiait Hannibal, le brillant chef de guerre (247-182 av. J.-C.) dont il aurait aimé ramener les cendres à Tunis, et fut désolé d’apprendre que le lieu prétendu de sa sépulture, en Turquie, était le fruit d’une légende13. Il créditait aussi la Carthage antique d’avoir introduit en Afrique « les notions d’État, de Constitution et de pouvoirs organisés14 ». Pour autant le héros bourguibien par excellence n’est pas Hannibal mais Jugurtha (160-104 av. J.-C.), le chef berbère qui mena une lutte sans merci contre l’occupant romain après la chute de Carthage. De Jugurtha, découvert chez l’historien Salluste (86-35 av. J.-C.), Bourguiba a surtout retenu ce conseil : savoir, même s’il en coûte, « retarder tour à tour et la guerre et la paix15 », c’est-à-dire user alternativement de souplesse et de ténacité. Évoquant l’échec tragique de Jugurtha, Bourguiba se présentait comme « un Jugurtha qui a réussi16 » deux mille ans après à libérer son pays de ses ultimes envahisseurs, les Français.

Saint Augustin (354-430), docteur de l’Église latine, doit à sa naissance aux confins algéro-tunisiens et d’avoir vécu à Carthage l’honneur de figurer au panthéon de Bourguiba, mais celui-ci se référait plus volontiers à Ibn Khaldûn (1332-1406), né à Tunis et fondateur, avant Auguste Comte et Émile Durkheim, de la sociologie moderne. Bourguiba voyait dans l’œuvre de cet intellectuel pionnier, Le Livre des Exemples17 en particulier, les prolégomènes de la « philosophie des Lumières18 » dans laquelle il se reconnaissait, tout musulman qu’il était.

S’il évoquait volontiers ces hautes figures de l’histoire tunisienne, quitte à interpréter leur œuvre, c’est que ce sont des bâtisseurs, des résistants et des modernistes. Il se voulait leur continuateur. Bourguiba s’est peu exprimé, en revanche, sur les souverains de la dynastie husseinite, montés sur le trône en 1705, deux siècles après l’arabisation de la Tunisie et son islamisation. Conquise par les Turcs en 1574, Tunis était alors devenue, comme Alger et Tripoli, une province ottomane.

À la tête de la Régence de Tunis, le bey Hussein Ben Ali, fondateur de la dynastie, et ses successeurs n’ont eu de cesse de s’affranchir de la tutelle de Constantinople. Mais c’était tomber de Charybde en Scylla. Privée du bouclier ottoman, la Tunisie s’offrait aux convoitises des puissances européennes.

Pendant des décennies, la France, l’Angleterre et l’Italie se sont livrées en Tunisie à une guerre d’influence jusqu’à ce que, dans les coulisses du congrès de Berlin en 1878, le chancelier allemand Otto von Bismarck « offre » la Tunisie à Paris en guise de compensation : au lendemain de la guerre de 1870, l’Allemagne prussienne, qui a défait la France, s’est appropriée l’Alsace-Lorraine, une humiliation que la Realpolitik de Bismarck lui commandait de tempérer. Les Britanniques acquiescèrent d’autant plus facilement à cet arrangement qu’en contrepartie ils s’adjugeaient Chypre. Ils préférèrent abandonner la Tunisie aux Français plutôt qu’aux Italiens qui, sinon, auraient contrôlé les deux rives du détroit de Sicile19.

De 1705 à 1881, date de l’établissement du protectorat français, les souverains husseinites n’ont brillé, à de rares parenthèses près, ni par leur sens de l’État ni par leur probité. L’Histoire les crédite de trois mesures phares restées dans les faits lettre morte : l’abolition de l’esclavage en 1846 ; le pacte fondamental de 1857, un succédané de Déclaration des droits de l’homme ; et la Constitution de 1861, censée limiter le pouvoir absolu du bey.

Lorsqu’au lendemain du congrès de Berlin la France constate qu’elle a les mains libres en Tunisie, elle hésite sur le parti à prendre. L’économie du pays est au plus mal, ses maigres ressources, pillées par le bey et ses affidés au plus bas. Les partisans d’une annexion qui ne dit pas son nom finissent par l’emporter sous l’influence du président du Conseil Jules Ferry qui exploite habilement le patriotisme de ses concitoyens et leur ignorance des enjeux coloniaux.

En 1881, le pays tombe, telle une proie exténuée, aux mains de ses nouveaux maîtres. Les Tunisiens ont récolté ce qu’ils ont semé, estimait Bourguiba : « Je n’ai aucune gêne à reconnaître qu’avant [l’arrivée de] la France la Tunisie était une sorte d’espace vide, sans réalité et sans âme. Quand il y a une place vide, l’Histoire est là pour nous dire que la puissance supérieure et voisine s’empresse de l’occuper20. » Ce constat lui a dicté le combat de sa vie : faire de cette « collectivité prostrée […] un peuple fier21 ».

Oriental occidentalisé, musulman nourri des Lumières, il a conduit son pays à l’indépendance et l’a ouvert sur le monde moderne. Il croyait à l’éducation de tous et à l’émancipation de la femme musulmane. À peine parvenu au pouvoir, il interdit la polygamie, la répudiation et les mariages prononcés sans le consentement de l’épouse. Ce « code du statut personnel », imposé à une société imprégnée des valeurs du Coran, est d’une audace folle pour l’époque. Sans ce coup d’audace, la Tunisie ne serait pas ce qu’elle est à l’orée de 2019, la seule démocratie du monde arabe.

Le 1er juin 1955, que le Combattant suprême décrétera fête nationale, les Tunisiens massés sur les quais de La Goulette ne savent rien des desseins que nourrit leur grand homme ; ils lui font une confiance aveugle. L’espoir qui les habitait ce jour-là était-il justifié ? Bourguiba en était convaincu : « D’une poussière d’individus, d’un magma de tribus, de sous-tribus, de villages, de villes, de femmes, d’enfants, de jeunes…, tous courbés sous la résignation, le fatalisme, le découragement, j’ai fait un peuple de citoyens qui croit à la liberté22. »

Empreint d’autosatisfaction, ce bilan mérite d’être discuté même si, comme on le verra, Bourguiba occupe une place enviable dans l’histoire du colonialisme, de l’anticolonialisme et du post-colonialisme. Tel est le fil conducteur de cette biographie, portrait d’un homme, de ses mérites et de ses défaillances, chronique d’une nation en construction dont il fut le grand architecte.

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20/02/2019 448 pages 24,00 €
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