#Roman étranger

Une forêt de laine et d'acier

Natsu Miyashita

"Un parfum de forêt, à l'automne, à la tombée de la nuit. Le vent qui berçait les arbres faisait bruisser les feuilles. Un parfum de forêt, à l'heure précise où le soleil se couche. A ceci près qu'il n'y avait pas la moindre forêt alentour. Devant mes yeux se dressait un grand piano noir. Pas de doute possible : c'était bien un piano, laqué et imposant, au couvercle ouvert. A côté se tenait un homme. Il m'adressa un regard furtif, sans un mot, avant d'enfoncer une touche du clavier. De la forêt dissimulée dans les entrailles de l'instrument s'élevèrent une nouvelle fois ces effluves de vent dans les feuilles. La soirée s'assombrit un peu plus. J'avais dix-sept ans."

Par Natsu Miyashita
Chez Stock

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Editeur

Stock

Genre

Littérature étrangère

Un parfum de forêt, à l’automne, à la tombée de la nuit. Le vent qui berçait les arbres faisait bruisser les feuilles. Un parfum de forêt, à l’heure précise où le soleil se couche. À ceci près qu’il n’y avait pas la moindre forêt alentour. En dépit de l’odeur sèche de l’automne et des ténèbres presque palpables, je me trouvais dans le gymnase du lycée. Debout, dans la salle de sport déserte après les cours, où je jouais les guides pour un mystérieux visiteur.

Devant mes yeux se dressait un grand piano noir. Pas de doute possible : c’était bien un piano, laqué et imposant, au couvercle ouvert. À côté se tenait un homme. Il m’adressa un regard furtif, sans un mot, avant d’enfoncer une touche du clavier. De la forêt dissimulée dans les entrailles de l’instrument s’élevèrent une nouvelle fois ces effluves de vent dans les feuilles. La soirée s’assombrit un peu plus. J’avais dix-sept ans.

 

Si le professeur principal m’avait chargé d’escorter notre visiteur, c’était uniquement parce que j’étais le seul élève encore présent dans la salle. Les activités extrascolaires étaient suspendues en cette période d’examens de mi-semestre, et mes camarades se pressaient de rentrer chez eux une fois les épreuves terminées. Guère motivé à l’idée de regagner mon dortoir après le déjeuner, je songeais pour ma part à aller réviser à la bibliothèque.

– Excusez-moi, Tomura, avait dit le professeur. J’ai une réunion pédagogique. Pourriez-vous accompagner notre visiteur jusqu’au gymnase ? Il arrive à 16 heures.

J’avais accepté, habitué à répondre à toutes sortes de requêtes. Était-ce parce que je paraissais serviable, ou peu enclin à refuser ? À moins que j’aie eu l’air désœuvré… Pour sûr, ce n’était pas le temps qui me manquait. Je n’avais aucune obligation. Pas de projet particulier non plus. À l’époque, ma seule perspective consistait à finir mes études et trouver un travail quelconque afin de gagner ma vie.

Même si on me sollicitait souvent, ce n’était jamais pour des tâches importantes. Les tâches importantes, on les réservait aux personnes importantes. Les tâches insignifiantes, elles, étaient confiées aux personnes insignifiantes. Sans doute le visiteur du jour entrait-il dans cette dernière catégorie.

D’ailleurs, on m’avait seulement demandé de l’accompagner au gymnase. Sans préciser de qui il s’agissait.

– Qui attendez-vous, au juste ?

Sur le point de quitter la classe, le professeur fit volte-face.

– Un accordeur, répondit-il.

Ce mot m’était alors inconnu. Cette personne était-elle censée régler un différend ? Mais dans ce cas, pourquoi l’amener au gymnase ? Non que cela me regarde.

Pour tuer le temps, je restai une heure environ dans la salle à réviser pour mon examen d’histoire du Japon prévu le lendemain. Peu avant 16 heures, je gagnai le hall du personnel. L’homme était déjà là. Vêtu d’une veste grise, équipé d’une grosse mallette, il attendait dehors, adossé à la porte vitrée.

– C’est pour la négociation ? demandai-je en ouvrant le battant.

– Je me présente : M. Itadori, d’Etō Musique.

Un marchand de musique ? Cet homme âgé n’était peut-être pas le visiteur que j’étais censé accompagner, alors. J’aurais dû demander son nom au professeur.

– M. Kubota m’a dit être en réunion aujourd’hui. Ça ne fait rien, j’ai juste besoin du piano, déclara-t-il.

Kubota. Mon professeur principal.

– On m’a chargé de vous conduire au gymnase…

– Tout à fait, je suis venu voir l’instrument qui y est entreposé, répondit-il en enfilant les pantoufles grises réservées aux visiteurs.

Qu’allait-il donc faire à ce piano ? Non que la question m’intéressât véritablement.

– Par ici.

J’ouvris la marche, mon mystérieux visiteur sur les talons. Sa mallette rectangulaire semblait lourde. Je me contenterais de l’escorter à bon port avant de rentrer chez moi.

Arrivé devant l’instrument, l’homme déposa son chargement par terre avec un hochement de tête, sans doute pour me donner congé. Je lui rendis son salut et fis volte-face. La salle, d’ordinaire investie à cette heure par les clubs de basket et de volley-ball, se trouvait plongée dans le silence. Les hautes fenêtres laissaient entrer la lumière du soleil couchant.

Alors que je m’apprêtais à regagner le couloir, un son s’éleva. Un coup d’œil en arrière me révéla qu’il provenait du piano. Jamais je n’aurais pu le deviner… Une sensation aussi agréable qu’indescriptible s’empara de moi à l’écoute de ce timbre étonnamment tangible et profondément nostalgique.

L’homme continua de faire sonner l’instrument sans se soucier de moi. Il ne jouait pas vraiment ; il se contentait d’enfoncer les touches une à une. Après un moment d’hésitation, je rebroussai chemin pour me rapprocher.

L’homme ne sembla pas remarquer mon retour. Il s’écarta du clavier pour aller ouvrir le couvercle du grand piano. Ce couvercle… on aurait dit une aile. Une grande aile noire, qu’il soutint le temps de sortir une petite béquille pour la maintenir en place avant de se remettre à jouer.

Un parfum de forêt. L’orée d’un bois, à la tombée de la nuit. Je fis mine d’avancer, avant de me retenir – car les ténèbres sylvestres représentaient le danger. Petit, j’avais souvent entendu des histoires d’enfants perdus dans les bois, incapables de retrouver leur chemin. Interdiction de s’y aventurer passé le crépuscule : la nuit tombait plus vite qu’on n’en avait conscience.

En un clin d’œil, l’homme avait ouvert sa sacoche emplie d’outils que je n’avais jamais vus. Que comptait-il faire avec ces ustensiles ? Allait-il s’en servir sur le piano ? Mieux valait ne pas le lui demander – la question risquerait d’engager ma responsabilité. Qu’il me réponde, et je devrais à mon tour trouver quelque réplique. Les énigmes se bousculaient pêle-mêle dans ma tête, informes. Sans doute parce que je n’avais rien d’autre à lui dire.

Qu’avez-vous l’intention de faire à ce piano ? Ou, plutôt, qu’allez-vous faire dedans ? Je n’aurais même pas su choisir quoi lui demander en premier. Autant rester silencieux. Rétrospectivement, je me félicite d’avoir gardé pour moi mes interrogations. J’y repense souvent : si j’avais ouvert la bouche à ce moment-là, je n’aurais pas eu besoin de chercher la réponse ailleurs par la suite. Je me serais sans doute satisfait de ses explications.

Je me contentai donc de l’observer sans rien dire, en prenant soin de ne pas le déranger.

Bien sûr, il y avait des pianos dans la petite école primaire et le collège que j’avais fréquentés auparavant, même s’il ne s’agissait pas d’instruments de concert comme celui-ci. Je connaissais bien leur sonorité : nous avions souvent eu l’occasion de chanter, réunis tout autour.

Il me semblait pourtant découvrir ce grand instrument noir d’un œil neuf. Tout du moins était-ce la première fois que je voyais ce que cette énorme bête ailée avait dans le ventre. Surtout, c’était la première fois que je ressentais ses vibrations de façon aussi charnelle.

Un parfum de forêt, à l’automne, à la tombée de la nuit. Je déposai mon cartable au sol pour mieux observer les modulations du son. Je restai peut-être deux heures ainsi, oubliant jusqu’au passage du temps.

Le tableau sonore se resserra peu à peu. L’automne se fit septembre – première décade, pour être précis. La soirée n’en était plus qu’à son début, aux alentours de 17 heures, beau temps, air sec. Les rayons du soleil, interceptés par la forêt, n’atteignaient pas le hameau encadré par la vallée. Il me semblait percevoir la respiration des bêtes alentour, vaquant à leurs activités en attendant le crépuscule. Un son paisible, chaleureux, profond se déversait des entrailles du piano.

– C’est un vieil instrument, déclara finalement l’accordeur.

Sans doute avait-il presque fini son travail.

– Il a une sonorité très douce.

Tout juste parvins-je à articuler un « oui ». Qu’entendait-il par là ?

– C’est un bon piano.

J’acquiesçai de plus belle.

– C’est que la forêt et les champs avaient fière allure autrefois…

– Pardon ?

Il essuyait le meuble à l’aide d’un chiffon moelleux.

– Jadis, les moutons mangeaient une herbe de qualité dans la montagne et les champs.

Je repensai aux bêtes qui gambadaient, insouciantes, aux environs de mon village natal.

– On a utilisé un feutre de qualité, poursuivit-il, issu d’une bonne laine, produite par de beaux moutons nourris à l’herbe grasse. On ne fait plus d’aussi bons marteaux de nos jours.

Je n’y comprenais miette.

– Quel rapport entre les marteaux et le piano ? hasardai-je.

Il me considéra d’un air rieur.

– Les marteaux sont dedans.

J’étais complètement perdu.

– Viens voir, m’invita-t-il. Si j’enfonce cette touche…

Dong… À l’intérieur du piano, une pièce articulée s’éleva pour s’abattre sur trois fils métalliques.

– Tu vois ? Le marteau qui est allé frapper ces cordes ? Sa tête est en feutre.

Dong, dong, répétait l’instrument. En quoi ce son était-il « doux » ? Dans la forêt, aux premiers jours de septembre, aux alentours de 18 heures, les ténèbres épaississaient.

– Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il.

– C’est plus précis qu’avant.

– Quoi donc ?

– Le paysage sonore.

Le panorama contenu dans cette note avait gagné en définition. Maintenant que l’accordeur avait fini son travail, le tableau m’apparaissait avec plus d’éclat.

– Le piano ne comporterait-il pas du pin, par hasard ?

L’homme acquiesça.

– De l’épicéa, oui. C’est une variété de pin.

– Qui provient de la chaîne volcanique Daisetsuzan ? le pressai-je.

Après tout, j’avais bien vu ce paysage sylvestre. J’avais eu le cœur serré par les pleurs de cette forêt perchée à flanc de montagne.

– Non, il s’agit d’un bois d’importation… Celui-ci vient sans doute d’Amérique du Sud.

Sa réponse me prit au dépourvu. Toutes les forêts produisaient-elles le même son, où qu’elles se trouvent ? Tous les crépuscules partageaient-ils le même silence trouble et insondable ?

Il referma la grande aile noire du couvercle avant de passer un coup de chiffon dessus.

– Toi, tu joues du piano, pas vrai ? demanda-t-il d’une voix posée.

J’aurais tellement aimé pouvoir répondre par l’affirmative. J’aurais tellement aimé pouvoir invoquer forêts, ténèbres et tant d’autres visions magnifiques.

– Non…

Je n’avais même jamais posé la main dessus.

– Mais tu aimes le piano, je me trompe ?

L’aimais-je vraiment ? Jusqu’à ce jour, c’était à peine si j’avais conscience de son existence…

Mon silence ne sembla pas inquiéter l’homme outre mesure. Son lustrage terminé, il rangea son chiffon dans sa sacoche, dont il rabattit la boucle.

Il se tourna vers moi. Portant la main à la poche de sa veste, il en tira une carte de visite qu’il me tendit. C’était la première fois qu’un adulte me faisait cet honneur.

– Si ça te dit, passe voir nos pianos.

Le carton portait le nom d’une boutique d’instruments de musique, suivi de la mention Sōichirō Itadori, accordeur.

– Vraiment ? Ça ne vous dérange pas ? laissai-je échapper sans réfléchir.

Cela ne devait pas poser de problème, puisque la proposition venait de lui. C’était comme une invitation, non ?

– Bien sûr que non, répondit M. Itadori avec un sourire.

 

Jamais je n’oublierai mon unique visite à la boutique.

M. Itadori s’apprêtait à se rendre chez un client. Je lui adressai ma requête tandis qu’il se dirigeait vers le parking situé à l’arrière du bâtiment.

– Accepteriez-vous de me prendre comme disciple ?

Il se contenta de me regarder avec un sourire serein. Avant de poser sa lourde mallette par terre pour sortir un petit carnet de sa poche et de griffonner quelque chose au stylo à bille sur une page qu’il me tendit.

Dessus était inscrit le nom d’une académie.

– Je ne suis qu’un simple accordeur. Je ne suis pas en position de prendre un apprenti. Si tu tiens à apprendre le métier, va dans cette école.

C’est ainsi qu’après avoir fini le lycée, je persuadai mes parents de me laisser intégrer cet établissement.

Je ne sais pas si ma famille comprit jamais véritablement ce désir. Le village où j’étais né et avais grandi ne disposait même pas d’un lycée. Une fois l’enseignement obligatoire terminé, chacun descendait dans la vallée. C’était là le destin des enfants de la montagne.

Même si tous avaient été élevés de la même façon, certains se faisaient à la vie en solitaire, d’autres non. Certains parvenaient à se mêler à la foule, d’autres s’en trouvaient systématiquement rejetés. Puis certains finissaient par regagner leur montagne, tandis que les autres se dispersaient ailleurs. Ce n’était ni bien ni mal, pas même une question de choix personnel, on se retrouvait simplement dans l’une ou l’autre position avant même de s’en rendre compte. Pour ma part, je m’étais aventuré dans une forêt appelée accordage. Je ne pouvais plus regagner la montagne.

C’était la première fois que je déviais de ma voie depuis ma naissance. La formation dans cette école professionnelle, située sur Honshū, durait deux ans. Il fallait deux ans, rien que pour apprendre l’art d’accorder les pianos, dans cette salle de classe adossée à un atelier de fabrication et d’entretien des instruments. Chaque promotion comptait sept élèves.

Du matin jusqu’au soir, nous étudiions notre art. Les cours avaient lieu dans une sorte d’entrepôt, où il faisait chaud l’été et froid l’hiver. Nous y apprenions aussi la maintenance de l’instrument tout entier et nous entraînions à l’application de la laque. La discipline, ardue, m’occupait jusque tard dans la nuit, avec l’impression que je ne parviendrais jamais à l’assimiler. N’étais-je pas allé me perdre dans une forêt sans espoir de retour ? Devant mes yeux s’étendaient les ténèbres, denses et luxuriantes.

Curieusement, la sensation n’avait rien de désagréable. J’accordais sans relâche les instruments, sans jamais perdre de vue ce parfum de forêt qui m’échappait sans cesse. Cela suffit à me faire tenir les deux ans que durait le programme. Moi qui ne savais pas jouer et n’avais pas d’oreille, je réussis, à la quarante-neuvième tentative, à accorder mon la à 440 hertz. Sur cette base certes imparfaite, j’allais pouvoir bâtir ma gamme. Autant dire que les deux années passèrent bien vite.

En compagnie de mes six camarades, j’obtins mon diplôme sans anicroche, avant de trouver un emploi dans un magasin de musique situé dans une ville proche de mon village natal. La boutique de M. Itadori. La chance avait voulu qu’un de ses collègues démissionne.

 

Etō Musique prenait principalement en charge les pianos. Le patron, M. Etō, était rarement là. Entre les quatre accordeurs, le personnel de réception et l’administration, la petite entreprise comptait un total de dix employés.

Je passai mes six premiers mois à me former à la boutique : je répondais au téléphone, assurais le secrétariat des cours de musique, gérais la vente des instruments et recevais les clients. Quand l’emploi du temps le permettait, j’avais le droit de m’entraîner à l’accordage.

Le rez-de-chaussée se composait d’un showroom où étaient alignés les pianos, avec un coin librairie proposant partitions et ouvrages en rapport avec la musique, ainsi que deux petites pièces privatives réservées aux leçons et un hall modeste pouvant accueillir jusqu’à dix personnes. Nous passions le plus clair de notre temps à l’étage. Outre les bureaux, on y trouvait une salle de réunion et un salon de réception. Le reste faisait office d’entrepôt.

Comme j’avais généralement les mains pleines pendant les heures d’ouverture, je devais attendre le soir pour m’entraîner sur l’un des six instruments exposés.

Dans la boutique déserte, je soulevais alors le couvercle du piano noir, le cœur serré d’une sérénité indescriptible. Le chant du diapason aiguisait mes connexions nerveuses.

Une à une, je réglais les cordes. J’avais beau accorder, la sensation m’échappait. La vague se dérobait. Les yeux rivés sur la fréquence indiquée par mon boîtier, j’écoutais les fluctuations du son. Même si le métier d’accordeur ne se résumait pas à la poursuite du diapason, il fallait d’abord marquer le pas.

Je me débattais tel le nageur débutant jeté dans une piscine, agitant les membres sans avoir l’impression de progresser. Chaque soir, face au piano, je pataugeais, aspirant l’écume, touchant parfois le fond du petit bain, dans une tentative pour avancer ne serait-ce que d’un pouce.

Je ne voyais pas souvent M. Itadori. Il se déplaçait beaucoup pour accorder des pianos dans des salles de concert ou effectuer des visites à domicile, et lorsqu’il passait à la boutique, c’était toujours en coup de vent. À peine le croisais-je une fois par semaine.

Je brûlais de l’observer à l’œuvre, de recevoir ses conseils. Plus que tout, je désirais entendre à nouveau s’épanouir la palette sonore d’un instrument accordé par ses soins.

Ce souhait s’étalait-il sur mon visage ? Un jour, alors que nous nous croisions à la boutique, il me prit à part avant de sortir.

– Sois patient. Il ne faut pas lâcher le morceau.

J’acquiesçai. Dur labeur, interminable, insurmontable, que celui de l’accordeur.

J’étais heureux de voir que M. Itadori se souciait de moi. Mais ça ne suffisait pas. Je m’élançai à sa suite alors qu’il quittait le magasin.

– Qu’entendez-vous par là ? Ma méthode est-elle juste ? lui demandai-je, désespéré, le souffle court.

M. Itadori m’adressa un regard énigmatique.

– Il n’y a pas de méthode juste dans ce métier. À ta place, j’éviterais d’employer cet adjectif, déclarat-il en hochant la tête comme pour lui-même.

Avant d’ouvrir la porte et d’ajouter :

– Sans relâche, on frappe la balle et on court. Hit and run.

Du base-ball, à présent ? Quelle comparaison obscure…

– On ne peut pas tenter un home run ? le pressai-je en retenant la porte.

Il fit volte-face.

– Il ne faut surtout pas viser le home run.

Un conseil sibyllin. Je ne dois pas me braquer sur la justesse, me contentai-je de penser.

Inlassablement, je continuais d’accorder les pianos du magasin. Un instrument par jour. Lorsque j’avais fait le tour des six, je revenais au premier pour en ajuster l’intonation.

Je ne serais pas autorisé à toucher les instruments des clients avant six mois au plus tôt. L’employé auquel j’avais succédé n’avait commencé les visites à domicile qu’au bout d’un an et demi d’embauche, semblait-il.

C’était Yanagi, un collègue de sept ans mon aîné, qui me l’avait appris.

– Lui aussi, il s’était formé dans les règles à l’académie professionnelle des accordeurs. Sans doute n’était-il pas taillé pour ce métier…

Quelle défaite que d’en arriver à une telle conclusion. Et quelle perspective effrayante de se dire qu’on pouvait simplement manquer de talent, quels que soient les efforts fournis.

– De toute façon, le plus important pour un accordeur, ce n’est pas de savoir accorder, ajouta-t-il en me donnant une tape sur l’épaule.

Je n’avais pas confiance en mon travail. Certes, j’étais diplômé d’une école exigeante, mais je maîtrisais à peine les fondamentaux. Lorsque je me trouvais face à un piano, tout ce que je pouvais faire, c’était en isoler les sons discordants et en ajuster la fréquence pour en tirer tant bien que mal une gamme harmonieuse. La beauté du son demeurait hors de ma portée. Mieux que quiconque, je savais combien mes compétences restaient limitées.

Non seulement je manquais d’assurance, mais le plus important m’échappait.

Voyant mon anxiété, Yanagi ajouta avec un sourire :

– Ça va aller ! Tu peux rouler des mécaniques. Ou, plutôt, tu as intérêt à le faire. Si l’accordeur n’est pas sûr de lui, personne ne lui fera confiance.

– Pardon.

– Tu n’as pas à t’excuser. Je viens de te dire qu’il fallait être fier ! s’esclaffa Yanagi.

Il avait beau être mon aîné, il ne prenait pas de grands airs avec moi, ce dont je lui étais reconnaissant.

Après avoir passé tellement de temps en petit comité, j’avais du mal à appréhender les relations sociales. Car il existait une hiérarchie, même si elle n’était pas clairement exprimée. Entre cadets et aînés, par exemple. Entre village et ville. Avant et après, grand et petit. En dépit de ces différences, je ne comprenais pas les rapports de force.

Lorsque je ne n’étais pas occupé à m’entraîner, encore et encore, j’écoutais avec la même assiduité le répertoire pianistique. Une expérience fraîche pour moi, qui n’avais jamais vraiment écouté de musique classique avant mon entrée à l’académie. Tous les soirs, je m’endormais, captivé, aux sons de Mozart, de Beethoven ou de Chopin.

Je ne me doutais pas jusque-là qu’un même morceau pouvait être interprété par différents pianistes, et savais encore moins choisir les versions. N’ayant pas le loisir de procéder à des écoutes comparatives, je devais me contenter de veiller à essayer toutes sortes d’enregistrements, sans m’attarder trop lourdement sur un seul interprète. Tel le poussin fraîchement éclos prenant pour sa mère le premier être sur lequel il pose les yeux, je m’attachais aux premières versions que j’entendais. Chaque fois, il me semblait découvrir le meilleur des pianistes. Même les interprétations maniérées, aux tempi erratiques, devenaient au premier abord mon standard.

Que pouvais-je faire d’autre ? Lorsque j’en avais le temps, j’allais soulever le couvercle d’un des pianos pour en examiner l’intérieur. Quatre-vingt-huit touches, correspondant chacune à trois cordes métalliques, tendues bien droit, que venaient frapper des marteaux en forme de boutons de magnolia. Un frisson me parcourait l’échine lorsque je les voyais s’activer. Comme cette forêt harmonique était belle !

« Beauté » comme « justesse » étaient des mots nouveaux pour moi. Jamais je ne m’étais préoccupé de belles choses avant de rencontrer le piano. Non que je n’en connaisse pas ; au contraire, j’en étais entouré. Simplement, je n’y prêtais guère attention.

Pour preuve : depuis ma rencontre avec l’instrument, je découvrais quantité de pépites parmi mes souvenirs.

Comme le thé que préparait parfois ma grand-mère dans mon village natal, par exemple. Elle ajoutait du lait dans une petite casserole de thé noir bouillant, qui prenait la couleur de la rivière troublée par la pluie torrentielle. Je croyais voir des poissons cachés au fond du récipient. Les volutes dessinées par le liquide versé dans la tasse me fascinaient. Je les trouvais magnifiques.

Ou comme le front plissé d’un bébé en train de pleurer. Les rides qui froissaient le visage d’un nourrisson, rougeaud et déterminé, comme pour exprimer une puissante volonté de vivre, m’émouvaient au plus haut point. Elles aussi, je les trouvais magnifiques.

Ou comme, encore, un arbre dénudé. À peine le printemps tardif atteignait-il la montagne que les arbres nus se mettaient à bourgeonner. On apercevait alors la pointe des branches scintiller dans le crépuscule. Chaque année, j’allais contempler le spectacle de la montagne illuminée par ces milliers de rameaux teintés de rouge. La vue de ce brasier fantôme me pétrifiait. Ma propre impuissance m’emplissait de bonheur. Immobile, j’inspirais à pleins poumons. Avec l’arrivée du printemps, la forêt était envahie par le feuillage. Mon cœur dansait dans ma poitrine.

Les choses n’avaient guère changé depuis. Le spectacle de la beauté continuait de m’impressionner. Je demeurais interdit devant les arbres, la montagne, le passage des saisons. C’était, je le savais à présent, ce que l’on appelait la beauté. J’en éprouvais un sentiment de libération. J’étais devenu capable d’identifier à tout moment ce qu’il convenait de qualifier de « beau ». Je pouvais même échanger à ce sujet avec les autres. Il me semblait porter en moi un coffre à trésor, dont il me suffisait de soulever le couvercle.

Toutes ces belles choses que je n’avais su identifier jusque-là remontaient pêle-mêle à la surface de ma mémoire, tels des fragments de métal attirés par un aimant, avec une simplicité et une liberté déconcertantes.

J’étais surpris par l’évidence avec laquelle s’imposait la beauté des bourgeons et du feuillage qui recouvraient les branches. C’était à la fois banal et miraculeux. Sans doute la beauté existait-elle partout, sans que j’y prête attention. Jusqu’à cette révélation soudaine, en forme de coup de poing. Comme cet après-midi, au gymnase, après les cours.

Si le piano était capable, miraculeusement, de faire ressortir la beauté tapie dans l’ombre pour me la rendre audible, alors j’acceptais volontiers de m’en faire le serviteur.

 

Je me remémore souvent ma première visite professionnelle.

Le soleil brillait haut dans le ciel en ce début d’automne. Cinq mois s’étaient écoulés depuis mon embauche. Yanagi, qui devait accorder l’instrument d’un client régulier, avait accepté que je l’accompagne, sous prétexte de lui servir d’assistant. Mon but réel était de l’observer, non seulement dans son travail d’accordeur, mais dans son comportement et ses échanges avec le client.

J’étais nerveux. Une angoisse soudaine s’empara de moi lorsque Yanagi sonna à l’interphone de l’immeuble blanc. Serais-je capable de presser cet interrupteur ? Une voix féminine, aimable, se fit entendre, puis la porte s’ouvrit de l’intérieur. Bien sûr, nous étions attendus, me morigénai-je alors. Par la dame de l’interphone, et plus encore par son piano.

Nous prîmes l’ascenseur jusqu’au troisième étage.

– Ça va être sympa, murmura Yanagi dans le couloir.

Une femme de l’âge de ma mère ouvrit la porte pour nous accueillir. Le piano se trouvait dans une chambre sur la droite en entrant. L’instrument, un petit modèle à queue, se dressait au centre de la pièce d’une dizaine de mètres carrés. Au sol, une moquette à poil long, à la fenêtre d’épais rideaux. Par souci d’insonorisation, sans doute. Deux chaises étaient alignées devant le piano. La propriétaire prenait-elle des cours à domicile ?

L’instrument, noir, était poli avec soin. Il ne s’agissait pas d’un modèle haut de gamme, mais il était à l’évidence choyé. Joué régulièrement, aussi. Yanagi déroula rapidement une octave. Une légère dissonance se fit entendre. Le précédent accordage remontait à six mois, mais une pratique assidue avait suffi à le dérégler.

Yanagi avait raison : ça s’annonçait bien. Quel bonheur d’intervenir sur un instrument aussi chéri et sollicité par sa propriétaire ! Car si un piano qui tient l’accord toute une année ne demande pas beaucoup de travail, il n’y a pas non plus beaucoup de mérite à tirer de son entretien.

Le piano demandait à être joué. Il était ouvert en permanence. Ou plutôt il semblait l’être. Aux hommes, à la musique. Impossible, autrement, de récolter la beauté dissimulée ici et là dans ses entrailles.

Yanagi fit chanter son diapason. Le la du piano entra en résonance. Connexion établie, pensai-je.

Si chaque piano dispose de son caractère propre, tous répondent néanmoins aux mêmes principes. Un peu comme la radio : chaque antenne capte les paroles ou la musique diffusées par une station via les ondes électriques. De la même manière, chaque piano donne forme à la musique qui imprègne les moindres recoins de notre monde. C’est là que nous intervenons, afin de permettre aux instruments de produire cette belle musique dont eux seuls ont le secret. Nous contrôlons la tension des cordes, harmonisons les marteaux, et réglons l’intonation à l’unisson des ondes sonores afin que l’instrument entre en connexion avec la musique. Pour l’heure, Yanagi œuvrait en silence afin de s’assurer que l’instrument puisse résonner avec le monde.

Au bout de deux heures, alors qu’il finissait son travail, une voix retentit dans le vestibule. Une jeune fille, de retour à la maison.

L’accordage prend du temps et fait du bruit. Le plus souvent, les clients ferment la porte, ou se rendent à leur travail. Ce jour-là, pourtant, la porte était restée ouverte. Était-ce afin de permettre à la propriétaire de cette voix juvénile de voir l’instrument en pleine maintenance dès son retour au bercail ? Un instant plus tard, en effet, elle pénétrait dans la pièce. Une lycéenne, aux cheveux noirs longs jusqu’aux épaules et à l’air docile.

Elle nous adressa un discret signe de tête à chacun et s’adossa au mur, d’où elle regarda sans un mot Yanagi travailler.

– Qu’en dites-vous ? demanda-t-il en jouant une gamme sur deux octaves avant de s’écarter du clavier.

La jeune fille s’avança timidement pour égrener quelques notes. Sa façon à elle, sans doute, de répondre. Sans réfléchir, je me levai de ma chaise, la nuque envahie par la chair de poule.

– Je vous en prie, essayez-le, ne vous gênez pas, dit Yanagi avec un sourire.

La jeune fille prit place sur la chaise qu’il venait de libérer et glissa lentement les doigts sur le clavier. Mains droite et gauche se murent de concert pour exécuter un court morceau. Un exercice d’échauffement, sans doute. Magnifique. Un son régulier, poli, noble. Mon frisson s’amplifia. Hélas, le temps de dire ah, elle s’était déjà arrêtée de jouer.

Son essai terminé, elle posa les mains sur les genoux en hochant la tête.

– Merci beaucoup, c’est parfait.

Elle s’exprimait d’une voix fluette, le cou baissé, comme embarrassée.

– Dans ce cas, nous allons vous laisser, répondit Yanagi.

– Ah, un instant ! lança-t-elle en levant la tête. Ma sœur ne va pas tarder à rentrer. Voulez-vous bien attendre un peu ?

Quel âge pouvait avoir sa sœur ? Était-ce elle qui détenait le dernier mot ? À moins que notre hôte n’osât se prononcer seule…

Pendant que je réfléchissais, Yanagi accepta avec bonne humeur.

Notre jeune hôtesse quitta la pièce un moment pour nous servir du thé.

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trad. Mathilde Tamae-Bouhon
14/03/2018 243 pages 20,00 €
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