À mon père, Adelmo Luchini
À ma mère, Hélène
— Ah ! sollicitude à mon oreille est rude : Il pue étrangement son ancienneté.
— Il est vrai que le mot est bien collet monté.
Molière, Les Femmes savantes, acte II, scène 7.
Paris, 1er juin 2015
Il faut trouver ces premières lignes. Pas les trouver d’ailleurs, les fixer. C’est récurrent, tous les deux ans, il y a une petite demande des éditeurs. Alors il faudrait écrire un bouquin. Aucune obligation, même le contraire. « Il y a trop de tout », dirait Valéry. Tout m’empêche. Essayons.
Chapitre premier
Le fâcheux
La scène commence par un déjeuner à l’hôtel Montalembert avec Christophe Ono-dit-Biot, directeur adjoint de la rédaction de l’hebdomadaire Le Point. Un coin caché près de la cheminée. Une table minuscule. Le sujet est la couverture du Point : Jean de La Fontaine. Au départ, je devais débattre avec Marc Fumaroli. L’autodidacte face au Collège de France. Trop compliqué à organiser. Je me retrouve seul avec Christophe. Il est charmant. Tout le monde le salue et il salue tout le monde. On discute de la « cover ». Les journalistes disent « cover ». Il lance ses questions. Je me concentre. D’où vient le miracle chez La Fontaine ?
Je commence sur l’absence de tout geste dans l’écriture. La fluidité lumineuse. Quelle que soit l’heure, j’arrive à témoigner, à essayer de faire sentir. Ça fait partie du métier. J’ajoute des mots aux mots. Je laisse la parole au fabuliste. « Le Meunier, son Fils et l’Âne » :
J’ai lu dans quelque endroit qu’un meunier et son fils,
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j’ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur âne, un certain jour de foire.
Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit ;
Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre.
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre.
Le premier qui les vit de rire s’éclata.
Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là ?
Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense.
L’ultra-efficacité de la langue. Et puis arrive une formule. Je la tente. Ce n’est pas mon métier les formules. Mais ça fait quarante ans que je cherche. La Fontaine, dis-je à Ono-dit-Biot, a été confronté au marbre de l’Antiquité. Celui d’Ésope. Il pesait, dit-on, énormément, cet Ésope. De ce marbre, de cette structure lourde, La Fontaine a fait de la dentelle, du bloc de pierre est sortie une fluidité. Un mouvement libéré de toute rhétorique. « Un mouvement libéré de toute rhétorique » : Ono-dit-Biot est content, il trouve la formule très Le Point. Je m’emballe : La Fontaine, serait-ce une pure liberté au milieu de la contrainte ? une pure invention au milieu de la rigueur ? une pure subversion au milieu d’une exquise courtoisie ? une pure anarchie au milieu d’un super ordre ? Non, non, non, La Fontaine, comme disait Céline, c’est fin…, c’est ça… et c’est tout, c’est final. Écoutons « La Laitière et le Pot au lait » :
Paru le 02/03/2016
250 pages
Flammarion
19,00 €
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