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Chapitre 1
On jouait un slow, le beau René pétrissait sa squaw et, malgré tout ce qu’elle pouvait bien se hurler, Juliette était incapable de détacher ses yeux de ce spectacle affreux. Pire même, elle s’en repaissait pour nourrir la bête qui lui rongeait les entrailles et qui réclamait miam-miam, encore, encore de l’image qui fait mal !
Elle incarnait soudain toutes les grandes douleurs romanesques, celles-là mêmes qu’elle lisait, en classiques Hachette, d’un œil désinvolte et d’un doigt plein de confiture. Elle crut mourir mais, se trouvant toujours en vie, elle se leva, alla buter contre le premier mâle rencontré et s’abîma dans ses bras.
Pas une fois, à partir de ce moment-là, elle ne laissa glisser son œil sur le beau René, même si pour cela elle dut enfoncer plus profond son nez dans la chemise Lacoste de son cavalier et subir de gluants baisers. Chienne hurlante à l’intérieur, forteresse impénétrable à l’extérieur. Elle passait en revue mâchicoulis et barbacanes, arpentait bonnettes et bretèches, préparait ses seaux de poix et d’huile bouillante, alignait béliers et bombinettes, et faisait quelques pectoraux pour narguer l’ennemi.
Le lendemain, toujours abrutie de douleur mais apprenant à vivre avec – si je dors en chien de fusil, le pouce dans la bouche, ça ira mieux peut-être ? –, elle alla trouver Martine à la Coop et lui demanda de tenir un conseil de guerre exceptionnel.
Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais faire ? répétait Juliette. Fuir, répondit Martine, péremptoire. Et le plus loin possible. À Paris, par exemple. Orléans, c’est encore trop près, tu pourrais, clandestine, venir renifler les vapeurs de pots d’échappement au garage du Mail.
– Mais comment convaincre mes parents de m’envoyer dans la ville de Cohn-Bendit ?
Martine enfourna deux bouchées de pithiviers, but une tasse de thé cul sec, puis, la bouche pleine et pâteuse, réfléchit.
– Trouve-toi une matière que tu ne peux pas étudier à Orléans ? Au besoin, mens… T’as envie de quoi ?
– De rien. Si…, de mourir.
– D’étudier quoi ?
– Sais pas, Martine, sais pas. Pourquoi il m’a fait ça ? Qu’est-ce qu’elle a de mieux que moi ?
– Rien. Mais la comparaison des étiquettes, dans ce cas-là, tu sais…
Juliette alla voir ses parents et négocia son départ pour Paris. Elle jura croix de bois, croix de fer, qu’il n’y avait pas de fac de droit à Orléans et qu’elle voulait absolument être avocate. Pour défendre les opprimés, les faibles, les ratatinés, les victimes d’injustices flagrantes, les abandonnés, les laissés-pour-compte et sur place, une squaw en travers de la gorge.
Marcel Tuille toussa, tripota ses bretelles, se roula une cigarette et émit une liste de conditions que Juliette accepta sans broncher. Elle n’était pas de taille à discuter. Elle irait habiter chez la cousine Laurence, rue Saint-Placide, ne sortirait pas le soir, rentrerait tous les week-ends à Pithiviers et se contenterait de cinq cents francs de mensualité.
Paru le 10/05/2012
576 pages
Points
8,90 €
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