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Prologue
LE JOUR DU MERLE BLANC
« C’est vrai tout change, tout s’en va, mais tout revient aussi. »
Héraclite (revu par Jean d’Ormesson)
« Aujourd’hui commence une nouvelle étape de l’Histoire d’Espagne
Juan Carlos, le jour de sa proclamation
C’était il y a trente-cinq ans, une de ces rares journées où l’Histoire en suspens ouvre une page nouvelle sans avoir tourné encore celle qui la précédait. Ce samedi 22 novembre 1975, l’air est vif à Madrid mais une belle lumière d’automne enveloppe les avenues silencieuses de la capitale. Elle tamise les couleurs vives des drapeaux et celles noblement éteintes des tapisseries anciennes qui ornent les balcons de la Carrera de San Jerónimo. Elle assourdit les rumeurs étales qui montent de la foule sagement attentive derrière les barrières métalliques qui protègent l’accès aux Cortes espagnoles. Un immense dais cramoisi frappé aux armes du royaume – château de Castille, chaînes de Navarre, lion du Leon, pals d’Aragon et de Catalogne – masque en partie le péristyle néo-classique de l’édifice.
Il est midi et quart lorsque la Rolls noire du prince d’Espagne arrivant de la Zarzuela s’arrête devant le portail de bronze largement ouvert. Hallebardiers et hérauts d’armes en pourpoints brodés ajoutent une note anachronique à la symphonie chatoyante des uniformes kaki aux écharpes garance, des jaquettes sombres et des capes cardinalices. Les lanciers de la Garde aux casques d’argent qui tout à l’heure encadreront la voiture royale forment la haie d’honneur. La délégation officielle, au pied des marches, accueille un homme de trente-sept ans, haut de taille, à la démarche preste, sanglé dans la tenue de campagne des capitaines généraux que rehausse le cordon bleu ciel de l’ordre de Carlos III et, en chevron, celui de la Toison d’or. Aux mesures solennelles de l’Hymne national succèdent les notes allègres d’un paso doble militaire, « Soldadito español », tandis que Juan Carlos passe en revue la compagnie d’honneur d’un bataillon d’infanterie.
À l’intérieur de l’hémicycle, dont la tribune a été convertie en podium, tous les membres de l’assemblée franquiste, dont quelques-uns ont enfreint le protocole en arborant la chemise bleue des phalangistes, les invités de marque qui garnissent les bancs du public, le gouvernement au complet avec son président Carlos Arias Navarro, accueillent debout le prince et la princesse Sophie vêtue d’une élégante robe rouge. L’ovation dure deux bonnes minutes. Puis les futurs souverains prennent place sur leurs fauteuils dorés tendus de damas cerise au centre de l’estrade.
À leur droite, sur des sièges identiques, les trois membres du Conseil de Régence. À leur gauche, les trois infants : Felipe, bientôt huit ans, à qui reviendra un jour le trône d’Espagne, Elena qui vient de fêter son douzième anniversaire l’avant-veille et Cristina, dix ans. Le reste du podium est occupé par les ministres, le bureau des Cortes, les membres de la Maison du Prince au garde-à-vous. Parmi eux, un général noir de poil, au regard fuyant, celui que les mutins du lieutenant-colonel Tejero attendront vainement dans ces mêmes Cortes soumises au feu des mitraillettes le 23 février 1981 : le général Alfonso Armada Comyn, futur traître de mélodrame.
Paru le 26/05/2011
Editions Tallandier
22,90 €
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