CHAPITRE PREMIER
Une longue rafale de fusil d’assaut brisa le silence, du côté de l’avenue Monivong. Le cyclo-pousse qui avançait paresseusement sous les frondaisons de l’avenue Daun Penh ne modifia pas son allure. Malko se raidit instinctivement, prêt à bondir du pousse. Depuis quelques semaines, les Khmers rouges avaient pris la mauvaise habitude d’envoyer des roquettes sur Phnom-Penh ou d’infiltrer quelques commandos jusqu’au cœur de la ville. Ceux-ci tiraient des rafales au hasard avant de se perdre le long des berges spongieuses du Mékong.
Devinant son inquiétude, son cyclo-pousse se retourna vers lui. Hilare. Il étendit le bras, désignant un jeune soldat cambodgien dont le casque dépassait derrière les sacs de sable protégeant l’Institut national. Brandissant son M.16 vers le ciel étoilé où brillait un croissant de lune en pleine éclipse, il lâcha à son tour une longue rafale. De tous côtés, d’autres coups de feu lui firent écho.
Le pousse cracha un jet rougeâtre de bétel, avant d’éructer, ravi :
– Y en a tuer le Dragon.
Malko faillit éclater de rire. Il avait oublié l’éclipse de lune. Depuis des temps immémoriaux les Cambodgiens étaient persuadés qu’à cette occasion un méchant dragon dévorait la lune. Ils épuisaient leurs munitions dans l’espoir de le trucider...
Le cyclo-pousse avait ralenti son allure car ils approchaient de l’hôtel Royal. L’air tiède du crépuscule donnait presque une impression de fraîcheur, en comparaison de l’écrasante chaleur de la journée. À part la pétarade du Dragon, le silence était absolu. Les taxis n’avaient pas encore remplacé les cyclo-pousse à Phnom-Penh. Ils pullulaient autour du Royal, cherchant des clients. L’un d’eux arriva à la hauteur de celui de Malko et pédala de concert. Malko aperçut une jeune Cambodgienne penchée hors du pousse, avec un sourire nettement engageant.
Inlassablement, les petites putains cambodgiennes montaient à l’assaut des clients du Royal. Dès qu’on sortait de l’hôtel, une nuée de cyclo-pousse occupés chacun par une fille entourait le véhicule de l’étranger. Les plus audacieuses n’hésitaient pas à officier tout en roulant, à l’abri de la capote du pousse... Ce qui évitait aux businessmen pressés de perdre un temps précieux. Malko, un moment dérangé par la pétarade du Dragon et la fille, replongea dans ses soucis.
Derek Wise, le jeune Américain à cause de qui il venait de parcourir quatorze mille kilomètres, n’était pas au rendez-vous. Son appartement était fermé et personne ne répondait. Nul n’avait pu renseigner Malko dans l’immeu-ble. Pourtant, le fils de David Wise, directeur de la Division des Plans, à la Central Intelligence Agency, savait l’importance de leur rencontre. Son absence était incompréhensible.
Le son d’une voix aiguë l’arracha de nouveau à ses pensées moroses. Il tourna la tête.
L’occupante du pousse qui roulait à sa hauteur, le buste penché à l’extérieur, l’appelait. En français.
Paru le 21/09/2017
260 pages
Gérard de Villiers
7,95 €
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