#Polar

Mapuche

Caryl Férey

Rubén, fils du célèbre poète Calderón assassiné dans les geôles de la dictature argentine, est un rescapé de l'enfer. Trente ans plus tard, il se consacre à la recherche des disparus du régime de Videla. Quand sa route croise celle de Jana, une jeune sculptrice mapuche qui lui demande d'enquêter sur le meurtre de son amie Luz, la douleur et la colère les réunissent. Mais en Argentine, hier comme aujourd'hui, il n'est jamais bon de poser trop de questions, les bourreaux et la mort rôdent toujours...

Par Caryl Férey
Chez Editions Gallimard

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PREMIÈRE PARTIE

 

PETITE SŒUR

 

 

 

 

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Un vent noir hurlait par la portière de la carlingue. Parise, sanglé, inclina son crâne chauve vers le fleuve. On distinguait à peine l’eau boueuse du Río de la Plata qui se déversait depuis l’embouchure.

Le pilote avait mis le cap vers le large, en direction du sud-est. Un vol de nuit comme il en avait fait des dizaines dans sa vie, bien des années plus tôt. L’homme au bomber kaki était moins tranquille qu’à l’époque : les nuages se dissipaient à mesure qu’ils s’éloignaient des côtes argentines et le vent redoublait de violence, secouant le petit bimoteur. Avec le vacarme de la portière ouverte, il fallait presque crier pour se faire entendre.

— On va bientôt sortir des eaux territoriales ! prévint-il en balançant sa tête vers l’arrière.

Hector Parise consulta sa montre-bracelet ; à cette heure, les autres devaient déjà avoir expédié le colis… Les crêtes des vagues miroitaient sur l’océan, ondes pâles sous la lune apparue. Il s’accrocha aux parois de la carlingue, géant chancelant sous les trous d’air. Le « paquet » reposait sur le sol, immobile malgré les soubresauts de l’appareil. Parise le fit glisser jusqu’à la portière. Six mille pieds : aucune lumière ne scintillait dans la nuit tourmentée, juste les feux lointains d’un cargo, indifférent. Sa sangle de sécurité battait dans l’habitacle exigu.

— O.K. ! rugit-il à l’intention du pilote.

L’homme dressa le pouce en guise d’assentiment.

Le vent fouettait son visage ; Parise saisit le corps endormi par les aisselles et ne put s’empêcher de sourire.

— Allez, va jouer dehors, mon petit…

Il allait basculer le paquet sur la zone de largage quand une lueur jaillit des yeux ouverts — une lueur de vie, terrifiée.

Le colosse tangua dans la tourmente, pris de stupeur et d’effroi : shooté au Penthotal, le paquet n’était pas censé se réveiller, encore moins ouvrir les paupières ! Était-ce la Mort qui le narguait, un jeu de reflets nocturnes, une pure hallucination ?! Parise empoigna le corps avec des frissons de lépreux, et le précipita dans le vide.

 

 

 

 

 

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« Las putas al poder !

(Sus hijos ya están en él)1 »

 

Le graffiti plastronnait sur les tôles du hangar, tagué en rouge sang. Jana avait dix-neuf ans à l’époque mais la rage restait intacte. Toutes les classes dirigeantes avaient participé au holdup : politiciens, banquiers, propriétaires du secteur tertiaire, FMI, experts financiers, syndicats. La politique néolibérale de Carlos Menem avait enfermé le pays dans une spirale infernale, une bombe à retardement : accroissement de la dette, réduction des dépenses publiques, flexibilité du travail, exclusion, récession, chômage de masse, sous-emploi, jusqu’au blocage des dépôts bancaires et à la limitation des retraits hebdomadaires à quelques centaines de pesos. L’argent fuyait, les banques fermaient les unes après les autres. Corruption, scandales, clientélisme, privatisations, « ajustements structurels », externalisation des profits, Menem, ses successeurs aux ordres des marchés, puis la débâcle financière de 2001-2002 avaient parachevé le travail de destruction du tissu social entamé par le « Processus de Réorganisation nationale » des généraux.

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Mapuche

Caryl Férey

Paru le 07/01/2021

560 pages

Editions Gallimard

9,40 €