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Car ce que tu veux, c’est cette vie-ci, et celle-là, et une autre – tu les veux toutes.
Et tu as bien raison.
MIGUEL DE UNAMUNO
ELVIRA
2014. UN MATIN DE SEPTEMBRE. Ensoleillé. Mon père était en train de lire lorsque son cœur s’est arrêté. Comme ça, sans prévenir. Crise cardiaque. Aucune douleur. Ni chimio, ni paralysie. Nul besoin d’aller chez les Suisses quémander une pilule euthanasiante à plus de dix mille euros. C’était exactement comme ça qu’il avait toujours voulu tirer sa révérence. Il disait : « Un bel morir tutta la vita onora. » J’étais heureuse pour lui.
C’était la fin de l’été à Rome. Il portait son kimono préféré. Couleur prune, avec trois fleurs jaunes. Il s’était affalé sur la terrasse. Devant lui, une assiette d’abricots. Suaves. Il n’en avait mangé que la moitié d’un. La femme de ménage m’a appelée, dans tous ses états. À Rome, j’étais la seule personne qu’elle connaissait. Quand je suis arrivée, le disque qu’il écoutait n’était pas terminé. Gould continuait d’enchaîner ses Variations Goldberg comme si de rien n’était. J’ai passé la main sur son visage. Il souriait. Ses yeux étaient grand ouverts. Je les ai refermés.
Un peu plus tard, la police et l’ambulance sont arrivées. Les types ont haussé les épaules. Rien de trouble. Rien à élucider. Condoléances. Ils ont dit qu’ils allaient emporter le corps pour les formalités post mortem. En regardant autour de lui, l’un d’eux a émis un petit sifflement : « Non è male questo posto… Pas mal comme endroit… »
J’ai demandé à la femme de ménage de revenir la semaine suivante. Puis je me suis assise dans le fauteuil de mon père et j’ai pleuré. Bach aussi était mélancolique. Pourquoi était-il mort maintenant ? Sa vie n’avait pas été facile au début. Il en concevait comme un vague mépris pour ceux à qui tout souriait. Il m’avait eue sur le tard. Une petite dernière qui aurait pu être sa petite-fille. Mais, à soixante-dix ans, il se sentait bizarrement plus proche des gens de vingt-cinq, ceux de ma génération, que de celle des quadras. Ces derniers ne l’intéressaient pas. « Faire du fric, un maximum de fric, le plus vite possible, sur le dos des autres : voilà leur devise », disait-il. « Vous, les plus jeunes, vous savez que le système est pourri et vous n’êtes pas dupes. C’est déjà ça. »
Giangiacomo. Gigi, comme tout le monde l’appelait, y compris ma mère Irma. J’ai repensé à l’expression de son visage à mon arrivée. Calme. Si calme. La tête posée sur la table. L’air de dormir. Il relisait un de ses livres préférés, L’Affreux Pastis de la rue des Merles, de Carlo Emilio Gadda. Le roman dont il ne pourrait jamais faire un film. « Les grands bouquins résistent à la pellicule », m’avait-il dit un jour. Je n’étais pas d’accord. « Et Visconti ? Le Guépard ? Et I Vicerè de Faenza ? » Il n’avait pas répondu. Un jour pourtant, un de ses amis avait eu avec lui le même débat. Il Gattopardo ? J’avais entendu sa réponse. Il trouvait le film un peu dolce. Je ne sais pas comment on dit ça en français, dolce : gentillet ?
Paru le 02/02/2017
175 pages
Sabine Wespieser Editeur
17,00 €
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