1
Le vent d’hiver
Vallée des Eaux-Claires, mercredi 10 janvier 1940
Une rafale de coups de feu déchira le silence glacé qui pesait sur la vallée des Eaux-Claires. Le bruit des déflagrations se propagea entre les falaises, sinistre et menaçant. Cela fit taire une enfant de onze ans qui fredonnait l’instant d’avant : « Vive le vent, vive le vent d’hiver… »
Les paroles de la chanson s’étaient éteintes et, avec elles, le sourire qui plissait les joues de Ludivine Dumont. Elle resta pétrifiée au milieu du chemin, son regard bleu figé par l’appréhension.
— Des chasseurs ? Oh ! je les déteste ! Ils abattent de pauvres bêtes !
Elle avait envie de pleurer. Elle frotta le bout de son nez de sa main droite gantée de laine. Le froid était intense, polaire. Il frappait toute l’Europe, comme le répétait Léon le matin même. Pendant que la jeune écolière prenait son petit déjeuner, le domestique avait lu le journal en s’appesantissant sur les températures relevées en France.
— Moins quinze à Paris, Jeannot ! Moins vingt dans le Nord, bon sang de Dieu ! On a bien fait de rentrer du bois ; il a neigé dru toute la semaine.
La fillette eut l’impression d’être glacée par le gel. Elle avait emprunté le raccourci entre le bourg de Puymoyen et le Moulin du Loup, afin de vagabonder à sa guise sur le plateau sauvage, semé de genévriers et de plaques rocheuses. Mais la neige verglacée rendait sa marche difficile, voire périlleuse. Et puis, il y avait eu ces détonations. Elle se décida à progresser, obsédée par des images qui la terrorisaient.
« Dimanche dernier, j’ai vu le maire se promener devant l’église avec deux gros lièvres, se souvint-elle. Il les montrait à tout le monde. Il y en avait un dont la tête était ensanglantée. »
Une bourrasque rejeta son écharpe sur son charmant visage, doux et rond, et lui enleva son bonnet. Elle le ramassa prestement. Aussitôt, une averse de flocons cristallins fouetta ses joues. La fillette comprit alors qu’elle avait eu tort de désobéir. Depuis que la guerre était déclarée, ses parents lui défendaient de traîner dans la campagne. Elle avait comme consigne de rentrer avec sa sœur aînée, Faustine, qui dirigeait l’école du village.
— Tant pis ! J’serai grondée ! cria-t-elle. Vive le vent, vive le vent d’hiver !
L’air glacé s’engouffra dans sa gorge et lui fit renoncer à chanter.
« Pourquoi il y a la guerre ? pensa-t-elle, pleine de consternation. Tout le monde est triste, maintenant ! » L’information avait été révélée le 3 septembre 1939, quelques jours après son anniversaire. La dame de Ponriant et son mari, qui possédaient un poste de radio, étaient descendus au Moulin pour annoncer la nouvelle. « Papa a tapé sur la table en criant : “Non, pas encore !” songea-t-elle en s’engageant précautionneusement sur la pente. Maman a pleuré. Du coup, Noël a été gâché. Voilà ! »
Chaque année, pourtant, Noël chez Claire et Jean Dumont tenait de l’événement. Dès le mois d’octobre, on vivait dans l’attente du sapin décoré et des guirlandes de lierre enrubannées de rouge et d’or suspendues par sa mère aux vieilles poutres noircies. L’enfant se rappelait ces soirées magiques de fête quand un autre coup de feu partit, tout proche, celui-ci.
Paru le 20/09/2018
815 pages
9,70 €
Commenter ce livre