#Roman francophone

Et que ne durent que les moments doux

Virginie Grimaldi, Marcha Van Boven

L'une vient de donner naissance à une petite fille arrivée trop tôt. Elle est minuscule, pourtant elle prend déjà tellement de place. L'autre vient de voir ses grands enfants quitter le nid. Son fils laisse un vide immense, mais aussi son chien farfelu. L'une doit apprendre à être mère à temps plein, l'autre doit apprendre à être mère à la retraite. C'est l'histoire universelle de ces moments qui font basculer la vie, de ces vagues d'émotions qui balaient tout sur leur passage, et de ces rencontres indélébiles qui changent un destin. Avec une infinie justesse et beaucoup d'humour, Virginie Grimaldi déroule le fil de leur existence. Marcha Van Boven épouse, avec tendresse, leurs joies et leurs angoisses, leurs souvenirs et leurs rêves. Grâce au succès de ses romans, merveilles d'humanité, Virginie Grimaldi est la romancière française la plus lue en 2019 (Palmarès Le Figaro - GFK).

Par Virginie Grimaldi, Marcha Van Boven
Chez Audiolib

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Pour Maël

 

1

Élise

L’appartement est exigu, mais bien situé. Le métro se trouve à deux pas, le commissariat à trois rues et l’hôpital à cinq minutes. Seule la gare Montparnasse est un peu loin.

J’ai défait tous les cartons, nettoyé les sanitaires, monté les meubles, collé le nom sur la boîte aux lettres, j’attaque l’organisation de la vaisselle en me remémorant le précédent déménagement.

C’était un samedi, au mois d’août. Il faisait chaud et, sur la porte de l’ascenseur parfumé à l’urine, le dessin d’un énorme pénis nous saluait. Thomas avait gloussé tout au long de l’ascension vers le quatrième étage, Charline avait regretté de ne pas être allée vivre chez son père. Il avait huit ans, elle douze.

Avant même de monter les meubles, j’avais décoré leurs chambres. De jolies couleurs aux murs pour étouffer le traumatisme du divorce. Thomas avait choisi un papier peint parsemé de vaisseaux spatiaux, Charline avait opté pour une peinture parme. Le vendeur du magasin de bricolage nous avait mis en garde : afin d’éviter les inhalations d’émanations toxiques, il fallait bien aérer les pièces pendant au moins quarante-huit heures et, si possible, ne pas y dormir. Nous avions donc passé deux nuits sur nos matelas posés à même le sol de notre nouveau salon. Mon fils lové dans le bras gauche, ma fille blottie dans le bras droit. Ce camping improvisé figure parmi mes souvenirs préférés.

 

Je range les assiettes lorsque Thomas apparaît dans l’encadrement de la porte. Sa tête touche presque le haut.

– Mam, t’as pas vu mon chargeur ?

– Posé sur le frigo. Tu n’as pas faim ?

– Un peu, fait-il en haussant les épaules.

Je fouille le placard et en retire une plaque de chocolat noir. Il sourit.

Tous les soirs, c’est notre rituel. Nous rentrons à la même heure, Thomas du lycée, moi du bureau. Nous nous retrouvons dans la cuisine, je coupe deux épaisses tranches de pain, sur lesquelles je dépose deux carrés de chocolat, et j’enfourne trois minutes, la durée exacte pour obtenir une carapace résistante et un cœur fondant. Nous ne discutons pas forcément, il est souvent accaparé par l’écran de son téléphone, mais nous sommes ensemble.

– Charline te fait un bisou, lâche-t-il en mordant goulûment la tartine.

– Tu l’as eue ?

– Par texto. Elle t’appelle demain.

Je me retiens d’essuyer la trace marron au bout de son nez. Il chausse du 45, porte la barbe et vient d’obtenir son permis de conduire, il pourrait s’offusquer. Je lui tends une serviette, il sourit. Il est heureux.

– T’as vu l’heure ? demande-t-il.

Je regarde ma montre. Déjà.

Je retourne devant le placard et reprends le rangement des assiettes.

– Mam, tu vas louper ton train.

– C’est bon, j’ai le temps.

– Maman… ça va aller. T’inquiète.

Je referme le placard, j’effectue un dernier tour des lieux, le plus lentement possible, j’attrape mon sac, accroche un sourire sur mon visage, je serre mon grand garçon dans mes bras, puis je quitte son tout premier appartement, dans lequel je viens de l’aider à emménager. Dans quelques heures, je serai dans le mien, vide, à six cents kilomètres de là.

 

2

Lili

Tu vas naître aujourd’hui. Je ne suis pas prête.

Je venais juste pour un examen.

Le docteur Malois était souriant. Je me suis déshabillée, allongée, j’ai posé mes pieds dans les étriers et, comme à chaque fois, j’ai noyé la gêne sous les mots. Je prépare toujours mon coup. Je choisis à l’avance le sujet que je lancerai au moment où l’obstétricien s’approchera de mon intimité, assez intéressant pour m’évader, mais pas trop, pour qu’il reste concentré. La diversion du jour était la canicule en cette mi-septembre, vous avez vu ça, docteur, on se croirait en juillet, c’est insupportable, et avec vingt kilos en plus, je ne vous dis pas, j’ai l’impression de vivre sous une aisselle, tout est plus compliqué avec cette chaleur, ce matin il m’a fallu dix minutes pour sortir du lit, on aurait dit une tortue sur le dos, j’en peux plus, vivement qu’il fasse froid, même si j’appréhende l’enfilage des collants, au moins chaque geste ne coûtera pas trois litres, ça suffit maintenant, ce n’est plus un été indien, c’est un été Jeanne Calment.

Mon humour était aussi mal à l’aise que moi.

Quand le visage du docteur Malois a émergé d’entre mes cuisses, il ne souriait plus du tout. Il a gardé le silence, moi mon envie de le questionner. Il a ôté ses gants pleins de sang, versé le gel sur mon ventre, allumé l’écran, et, avant de poser l’appareil sur ma peau tendue, il m’a caressé la tête. J’ai compris que c’était grave.

 

Pendant qu’ils m’emmenaient au bloc, j’ai repensé à tous les reportages sur la prématurité que j’avais regardés d’un œil distrait. Quelles étaient les chances de survie d’un bébé à sept mois de grossesse ? Quels étaient les risques de séquelles ? Je n’ai pas eu le courage de demander. J’ai fixé le plafond.

Ils sont neuf à s’occuper de nous. Ton papa est en route. J’espère qu’il arrivera avant toi.

La sage-femme m’explique ce qui va se passer, elle a la voix douce de ceux qui annoncent le dur, j’écoute sans écouter, je contemple la porte en espérant que ton père l’ouvre, l’anesthésiste perfore mon dos, je claque des dents, ils installent le champ, je ravale mes larmes, tu ne dois pas sentir ma peur, je fixe cette putain de porte, ils placent mes bras en croix, je te murmure que tout va bien se passer, la porte s’ouvre, ton père est là. Toi aussi.

 

 

3

Élise

Je n’ai jamais mis autant de temps à remonter l’allée qui mène à mon immeuble. J’ai bien envisagé de ne pas rentrer tout de suite, de prolonger le déni, de barboter encore un peu dans l’avant, mais je dois sortir Édouard.

Mon adorable fils a laissé un vide, mais aussi son chien.

Édouard pèse quatorze kilos, dont treize d’intestins. À l’instar des chats, il nous fait chaque jour une offrande, et ce n’est pas un oiseau.

J’ai insisté pour que Thomas emmène son chien : « Mon chéri, un animal a besoin de son maître, il est constamment avec toi depuis six ans, tu ne peux pas l’abandonner, je travaille toute la journée, il sera seul, il va te manquer, regarde-moi ces petits yeux pleins d’amour, allez, sois raisonnable, il va se laisser mourir de faim, tu l’auras sur la conscience, insensible, maître indigne, assassin », rien n’y a fait. Édouard est désormais mon unique compagnie.

 

Je monte par l’escalier. L’ascenseur est trop rapide.

Édouard n’est pas derrière la porte quand je l’ouvre. C’est pourtant son habitude, dans une autre vie il était boudin de porte. L’entrée est vide, le tapis propre. La cuisine silencieuse. Personne dans le salon. Je commence à m’inquiéter lorsqu’un ronflement me fournit un indice. Sur la pointe des pieds, je me dirige vers la chambre de Thomas.

Les murs portent encore les stigmates de l’adolescence. À côté d’une affiche d’un concert de rock trônent quelques photos carrées, une esquisse de graffiti jamais terminé et des punaises esseulées. L’étagère blanche brandit fièrement des médailles poussiéreuses, derniers témoins des exploits de mon fils sur les agrès de gymnastique. Sa première guitare gît au sol. Dans le placard ouvert reposent deux tee-shirts trop petits, un jean trop déchiré, des chaussettes trop sales et un pull trop pas à son goût, tricoté par mes soins après son premier chagrin d’amour. À la place du lit, un trou. À la place du bureau, un trou. À la place de mon cœur, un trou.

À la place du fauteuil, Édouard.

Il me regarde d’un œil, l’autre scrute le plafond. Édouard avait quatre ans quand nous l’avons adopté. C’était le cadeau d’anniversaire de Thomas, il ne voulait rien d’autre. Lorsque j’ai compris que ce n’était pas une lubie, j’ai accepté, à condition qu’il s’en occupe. Édouard était le chien le plus laid du refuge. Un pelage blanc à reflets jaunes, des oreilles qui captaient toutes les chaînes, des dents en quinconce et les yeux qui se faisaient la gueule. Thomas a eu le coup de foudre.

– Maman, on ne peut pas prendre ce chien, c’est trop la honte ! a gémi Charline.

– C’est celui-là que je veux, a rétorqué Thomas.

Ma fille a tenté de l’orienter vers un labrador, un bouledogue français ou un petit croisé adorable, mais Thomas n’en démordait pas, et il avait une raison imparable :

– Il me fait penser à papy.

Mon père était décédé trois mois auparavant. Thomas l’adorait. Il était passionné d’astronomie et de nature, il emmenait souvent les enfants à la découverte des arbres, des insectes ou des constellations. Il est mort le jour de ses soixante-quatorze ans. Il s’appelait Édouard.

Le chien doit prendre mon regard pour un encouragement, il se redresse et se rue vers moi en patinant sur le parquet, la langue flottant au vent comme un drapeau. Je n’ai pas le temps de me protéger, il se propulse sur ses pattes arrière, se cabre, et ses griffes lacèrent mes mollets.

– Merde, Édouard !

Je crie. Il s’aplatit au sol. Le bénévole du refuge nous avait prévenus, le jour de l’adoption : Édouard avait très certainement souffert de mauvais traitement. Il ne supportait pas que nous élevions la voix et sursautait au moindre bruit, même quand il émanait de son propre corps. Une fois, il a uriné de peur en me voyant balayer. À force d’amour, il a repris confiance en l’humain, mais les vieux traumatismes ne sont jamais bien loin.

Je me baisse et le gratifie d’une légère caresse sur la tête. Il roule sur le dos et m’offre son ventre rose. Entre ses pattes, sa queue remue. Autour de moi, le vide de la chambre me rappelle la situation. Je me relève et quitte la pièce, laissant Édouard seul avec ses espoirs d’affection.

4

Lili

Je ne sais pas où tu es.

Ils t’ont arrachée de mon ventre, t’ont approchée de mon visage à peine quelques secondes, avant de t’emmener.

Ta grand-mère (ma mère) m’a souvent raconté notre rencontre. Elle m’avait immédiatement reconnue. J’étais sa fille. L’amour l’avait percutée. J’étais sûre de ressentir la même chose.

Je ne t’ai pas reconnue.

J’ai été soulagée de t’entendre crier. J’ai remarqué tes cheveux, j’ai vu les bulles sortir de ta bouche, j’ai songé que tu avais un long buste et une voix puissante. Mais je n’ai pas fait le rapprochement entre ce petit être et le bébé qui faisait grossir mon ventre et mon cœur.

Je suis dans une pièce exiguë, aux soins intensifs. Ton papa est avec toi. Je me sens seule, pour la première fois depuis sept mois.

Ce n’était pas censé se passer comme ça. J’avais tant joué la scène dans ma tête.

J’ai une peur panique de l’accouchement depuis le jour où, je devais avoir huit ans, j’ai feuilleté un fascicule sur la grossesse trouvé dans la chambre de ma mère. Elle était alors enceinte de mon frère (tonton Valentin). La dernière page affichait une photo terrifiante, inoubliable, de quelque chose qui ressemblait fort à la tête d’un bébé sortant de l’endroit par où on fait pipi. J’ai posé des questions à ta grand-mère, elle les a balayées d’une caresse sur ma joue. Le livret a ensuite disparu, offrant l’opportunité à mon imagination d’ajouter de l’horreur à l’image avant de la graver dans ma mémoire. J’ai décidé très jeune de ne pas avoir d’enfant, ou alors il faudrait qu’ils sortent d’un autre « par où on fait pipi » que le mien. Quand j’ai rencontré ton père, le désir de créer un être qui ressemblerait à cet homme que j’aime tant a enseveli mes peurs.

Tout au long de la grossesse, j’ai pratiqué la pensée positive pour faire plier l’angoisse : tu naîtrais un jour de soleil radieux, les contractions se contenteraient de me chatouiller, la sage-femme se déplacerait en dansant, ton papa me déclamerait son amour, il ne ferait ni chaud ni froid, la radio diffuserait Radiohead, je pousserais deux ou trois fois dans le pire des cas, dans le meilleur je n’aurais qu’à éternuer, tu arriverais en pleine forme, on te poserait sur moi, tu accrocherais ton regard au mien, des larmes dévaleraient mes joues sans déformer mon visage, ton père nous embrasserait, et voilà, on serait une famille.

Ce n’était pas censé se passer comme ça.

Tu n’étais pas censée naître avant d’être prête.

Je n’étais pas censée être mère avant de le devenir.

 

 

 

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Et que ne durent que les moments doux

Virginie Grimaldi

Paru le 12/11/2020

379 pages

Audiolib

22,90 €