#Polar

Ne t'éloigne pas

Harlan Coben

Megan est une mère et une épouse modèle, qui cache une sulfureuse jeunesse une vie excitante qu'elle a dû abandonner 17 ans auparavant. Ray est un paparazzi qui regrette son statut de photo-reporter et sa gloire d'antan, volatilisés à la suite d'un drame 17 ans auparavant. Broome est un commissaire obsédé par une vieille affaire : Stewart Greene, disparu à la sortie d'un club d'Atlantic City, 17 ans auparavant. Une nouvelle disparition, même lieu, mêmes circonstances et quelques photos anonymes vont venir réveiller les crimes passés et révéler, derrière les blanches palissades, l'envers du rêve américain.

Par Harlan Coben
Chez Pocket

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Editeur

Pocket

Genre

CD K7 Littérature

Quelquefois, durant cette fraction de seconde où Ray Levine prenait des photos et où le monde s'évanouissait dans l'éclair de son flash, il voyait le sang. Il savait bien sûr que c'était juste une image mentale mais, tout comme en ce moment, la vision était si nette qu'il devait abaisser son appareil pour scruter longuement le sol. Cet épisode terrible - l'instant où la vie de Ray avait basculé, où, de quelqu'un avec des projets et un avenir, il était devenu un loser grand format -, cet épisode, donc, ne le hantait jamais dans ses rêves ni quand il se trouvait seul dans le noir. Les visions d'hor­reur attendaient qu'il soit bien réveillé, entouré de gens, pris par ce que d'aucuns nommeraient ironiquement son travail. Dieu merci, les visions s'estompèrent pendant qu'il mitraillait non-stop le garçon dont on fêtait la bar-mitsvah.
— Regarde par ici, Ira ! cria Ray derrière son objectif. Qui est-ce qui t'habille ? C'est vrai que Jen et Angelina se crêpent toujours le chignon à cause de toi ?
Quelqu'un lui donna un coup de pied dans le tibia. Quelqu'un d'autre le bouscula. Ray continuait à mitrailler.
— Et l'after, Ira, ça se passe où ? Qui est l'heureuse élue à qui tu réserves la première danse ?
Ira Edelstein fronça les sourcils, dissimulant son visage à l'objectif. Imperturbable, Ray se propulsa en avant, le prenant sous toutes les coutures.
— Dégage ! lui hurla-t-on.
On le poussa de plus belle. Ray s'efforça de reprendre son équilibre. Clic, clic, clic.
— Maudit paparazzi ! glapit Ira. Je pourrais pas avoir un moment de répit ?
Ray leva les yeux au ciel. Il ne recula pas. Derrière l'objectif, la vision sanglante revint. Il essaya de la chasser, elle persista. Il gardait le doigt sur le déclencheur. Le héros de la bar-mitsvah bougeait au ralenti à présent.
— Parasites ! brailla-t-il.
Ray se demanda s'il était possible de tomber plus bas.
Un nouveau coup au tibia lui fournit la réponse : non et non.
Le « garde du corps » d'Ira - un malabar au crâne rasé dénommé Fester - écarta Ray de son avant-bras large comme un fût de chêne. Ray le regarda, l'air de dire : « Qu'est-ce qui te prend ? » et Fester articula silencieusement : « Pardon. »
Fester était son employeur et patron de Star d'un Jour - Paparazzi à louer, ce qui voulait dire ce que ça voulait dire. Ray ne filait pas les stars dans l'espoir de voler une photo compromettante qu'il pourrait revendre à un tabloïd, non. C'était pire que ça : il était là pour offrir son quart d'heure de célébrité à quiconque était prêt à en payer le prix. En clair, des clients avec un ego surdimensionné et probable­ment des problèmes d'érection embauchaient des paparazzi pour les suivre partout, prendre des photos souvenirs et vivre, conformément à la brochure, « des moments fabuleux dans la peau d'une star, avec votre paparazzi personnel ».
Ray aurait certes pu dégringoler encore plus bas, mais pas sans l'intervention expresse de Dieu.
Les Edelstein avaient choisi le « mégapack VIP » : deux heures avec trois paparazzi, un garde du corps, un perch-man, tous collés aux basques de la « star », le mitraillant comme s'il était Charlie Sheen se faufilant en catimini dans un couvent. Le mégapack VIP comprenait également un DVD-souvenir et votre trombine en couverture d'un faux magazine people avec gros titres à l'avenant.
Le prix du mégapack VIP ?
Quatre mille dollars.
Et, pour répondre à la question qui s'imposait : oui, Ray se détestait.
Ira joua des coudes pour s'engouffrer dans la salle de bal. Abaissant son appareil, Ray regarda ses deux confrères paparazzi. S'ils n'avaient pas le « L » de loser tatoué sur le front, c'était juste pour éviter la redondance.
Ray consulta sa montre.
— Zut, lâcha-t-il.
— Quoi ?
— Encore un quart d'heure à tirer.
Les confrères - tout juste capables d'écrire leurs noms dans le sable avec le doigt - grognèrent. Un quart d'heure. Autrement dit, il fallait entrer dans la salle pour couvrir l'ouverture des festivités. Ray avait horreur de ça.
La bar-mitsvah avait lieu au Manoir de Wingfield, une salle de banquet tellement surchargée qu'un peu plus tôt dans le temps elle aurait pu passer pour la réplique d'un palais de Saddam Hussein. Il y avait des lustres, des miroirs, du faux ivoire, des boiseries sculptées et une profusion de dorures étincelantes.
L'image du sang revint. Il cilla pour l'évacuer.
La soirée était habillée. Les hommes avaient l'air riches et harassés. Les femmes, soignées et artificiellement embellies. Ray se fraya un passage dans la foule, en jean, blazer gris froissé et baskets Chuck Taylor. Quelques-uns des convives le dévisagèrent comme s'il venait de vomir sur leurs four­chettes à salade.
Il y avait là un orchestre de dix-huit musiciens, plus un « animateur » censé mettre de l'ambiance. Imaginez une émission de jeux ringarde à la télé. Imaginez Kermit la gre­nouille. L'animateur se saisit du micro et, d'une voix de pré­sentateur sur un ring de boxe, déclama :
— Bienvenue, mesdames et messieurs, pour la première fois depuis qu'il a reçu la Torah et qu'il est devenu un homme, je vous demande d'accueillir comme il se doit le seul, l'unique... Ira Edelstein !
Ira parut avec deux... Ray ne savait pas très bien quel terme employer, le plus adéquat étant peut-être « call-girls de luxe ». Deux bombes escortèrent le petit Ira dans la salle, les yeux à la hauteur de leur décolleté. Ray arma l'appareil et avança en secouant la tête. Ce gosse avait treize ans. À cet âge-là, avec des créatures pareilles collées à lui, il allait mettre une semaine à débander.
Ah, la jeunesse.
La salle croula sous les applaudissements. Royal, Ira salua la foule.
— Ira ! lui cria Ray. Ce sont tes nouvelles déesses ? Est-ce vrai que tu vas peut-être en ajouter une troisième à ton harem ?
— Je vous en prie, geignit Ira, blasé. J'ai droit à ma vie privée !
Ray réprima un haut-le-cœur.
— Mais ton public veut savoir.
Fester, le garde du corps aux lunettes noires, posa une grosse paluche sur Ray pour permettre à Ira de passer. Ray prit des photos, persuadé que la magie du flash allait opérer. L'orchestre explosa... Depuis quand mariages et bar-mitsvah rivalisaient-ils en nombre de décibels avec un concert de rock en plein air ? Ira dansa lascivement avec les call-girls. Puis ses copains de treize ans envahirent la piste, bondissant telles des échasses sauteuses. Ray « rusa » pour contourner Fester, reprit des photos, jeta un œil à sa montre.
Plus qu'une minute.
— Bâtard de paparazzi !
Nouveau coup au tibia de la part d'un petit con qui pas­sait par là.
— Bordel, ça fait mal !
Le petit con se hâta de disparaître. Note : penser à se munir de protège-tibias. Il implora Fester du regard. Celui-ci mit fin à son supplice en lui faisant signe de le suivre dans un coin. Mais le vacarme était tel qu'ils durent retourner dans l'entrée pour s'entendre parler.
Fester pointa son énorme pouce en direction de la salle de bal.
— La lecture de la haftarah, il s'en est bien tiré, le gamin, tu ne trouves pas ?
Ray se borna à le dévisager.
— J'ai un boulot pour toi demain, dit Fester.
— Cool. Qu'est-ce que c'est ?
Fester évitait de le regarder, et Ray n'aimait pas ça.
— Aïe.
— C'est George Queller.
— Doux Jésus.
— Eh oui. Pareil que d'habitude.
Ray soupira. George Queller cherchait à impressionner ses nouvelles conquêtes en les accablant et, pour finir, en les terrorisant de ses attentions. Il louait les services de Star d'un Jour pour les accompagner, lui et sa dulcinée - le mois dernier, par exemple, ce fut une prénommée Nancy -, tan­dis qu'ils pénétraient dans un petit bistrot romantique. Une fois la mignonne bien à l'abri à l'intérieur, on lui présentait une carte - ce n'est pas une plaisanterie - customisée sur laquelle on pouvait lire : « Le tout premier rendez-vous de George et Nancy » avec l'adresse, le jour, le mois et l'année imprimés dessous. À la sortie du restaurant, le paparazzi de location était là, mitraillant le couple et clamant que George avait annulé un week-end aux îles Turks-et-Caïcos avec Jes-sica Alba pour les beaux yeux de Nancy (présentement téta­nisée).
George considérait ces manœuvres comme un prélude à un radieux avenir à deux. Nancy et consorts considé­raient ces manœuvres comme un prélude à un bâillon sur la bouche et un entrepôt désaffecté.
Il n'y avait jamais de second rendez-vous.
Fester finit par ôter ses lunettes noires.
— Je veux que tu sois le chef, sur ce coup-là.
— Chef paparazzi. Attends que j'appelle ma mère pour qu'elle puisse frimer devant ses copines de mah-jong.
Fester s'esclaffa.
— Je t'aime, tu sais.
— Ça y est, on a fini ?
— Ça y est.
Ray rangea soigneusement son appareil après avoir démonté l'objectif et mit la sacoche en bandoulière. Il clopina vers la sortie... non pas suite aux coups dans les tibias, mais à cause du morceau de shrapnel logé dans sa hanche. Le shrapnel qui commençait à descendre. Non, c'était trop simple. Le shrapnel était une excuse. À un moment de sa misérable existence, Ray avait joui d'un potentiel quasi illi­mité. À l'école de journalisme de Columbia - où un prof lui avait trouvé un « talent presque surnaturel », pour ce qu'il en faisait aujourd'hui -, il s'était spécialisé dans le repor­tage photo. Mais cette vie-là n'était pas pour lui. Il y a des gens qui attirent la poisse. Des gens, quelles que soient les opportunités qui s'offrent à eux, qui trouvent le moyen de tout gâcher.
Ray Levine était de ceux-là.
Dehors il faisait nuit. Ray se demandait s'il allait rentrer se coucher directement ou bien faire un saut dans un tro­quet élégamment nommé Le Tétanos. Un véritable dilemme.
Il repensa au cadavre.
Les visions s'enchaînaient, de plus en plus rapides et bru­tales. Normal, vu que c'était le jour anniversaire où tout s'était arrêté, où les rêves d'une vie réussie s'étaient disloqués comme... ma foi, un peu comme ces images qui le harcelaient.
Il fronça les sourcils. Alors, Ray, on verse dans le mélo ?
Il avait espéré que le travail inepte d'aujourd'hui lui chan­gerait les idées. Mais ça n'avait pas marché. Il se rappela sa propre bar-mitsvah, le moment où, sur la chaire, son père s'était penché pour chuchoter à son oreille. Son père sentait l'Old Spice. Il avait posé la main sur sa tête et, les larmes aux yeux, dit simplement : « Je t'aime tellement. »
Ray chassa ce souvenir. La pensée du cadavre était bien moins douloureuse.
Les voituriers avaient voulu le faire payer - pas de cadeaux, même entre professionnels -, du coup il avait trouvé une place trois pâtés de maisons plus loin, dans une rue latérale. Il tourna et la vit, sa poubelle roulante, une Honda Civic, douze ans d'âge, avec un pare-chocs arraché et une vitre rafistolée avec du Scotch. Ray se frotta le menton. Mal rasé. Mal rasé, quarante ans, une poubelle en guise de voiture, un appartement en sous-sol lequel, entièrement rénové, pour­rait prétendre à l'appellation de trou à rats, aucune perspec­tive, abus de boisson. Il pleurerait bien sur son sort, mais encore fallait-il que ça l'intéresse.
Il venait juste de sortir ses clés de voiture quand il reçut un coup violent à l'arrière de la tête.
Mais qu'est-ce qui... ?
Il tomba sur un genou. Tout devint noir. Un frémissement lui courut le long de la nuque. Ray se sentait désorienté. Il essaya de secouer la tête, histoire de recouvrer ses esprits.
Un nouveau coup atterrit près de sa tempe. On tira plus violemment, manquant lui déboîter l'épaule. Puis la pression se relâcha, et ce fut là qu'il comprit. Et rou­vrit les yeux d'un seul coup.
On était en train de lui voler son appareil.
C'était un Leica classique doté d'une fonction d'envoi numérique récemment mise à jour. Il sentit son bras se lever, la bretelle glisser vers le haut. Une seconde de plus, et son appareil photo allait se volatiliser.
Ray ne possédait pas grand-chose. Son Leica était l'unique bien auquel il tenait réellement. C'était son gagne-pain, mais aussi le seul lien avec le Ray d'autrefois, la vie d'avant le cadavre, et si l'autre croyait qu'il allait se laisser faire...
Trop tard.
Il se dit qu'il aurait peut-être une opportunité, si jamais l'agresseur s'en prenait aux quatorze dollars que contenait son portefeuille, mais il ne voulait pas courir de risque.
Encore flageolant, Ray cria :
— Non !
Il voulut se jeter sur son agresseur, heurta quelque chose - les jambes peut-être - et essaya de refermer ses bras autour. L'obstacle n'offrait pas vraiment de prise, mais l'impact avait suffi.
L'autre tomba. Ray aussi, à plat ventre. Entendant un bruit mat, il pria pour n'avoir pas fracassé son propre appa­reil. Il parvint à ouvrir les yeux en plissant les paupières et vit la sacoche à quelques pas de lui. Il se traîna dans sa direction quand soudain son sang se glaça.
Il venait d'apercevoir une batte de base-bail sur le trottoir.
Et, surtout, une main gantée qui la ramassait.
Ray voulut lever les yeux, en vain. Il repensa à la colo­nie de vacances que son père dirigeait quand il était petit. Son père - tout le monde l'appelait tonton Barry - organi­sait des courses de relais où il fallait brandir le ballon de basket au-dessus de sa tête, tournoyer sur soi-même sans le quitter des yeux, puis, complètement étourdi, traverser le terrain en dribblant et mettre le ballon dans le panier. Le problème, c'était que, en proie au tournis, on s'écrou­lait d'un côté tandis que le ballon partait de l'autre. C'était pareil maintenant : il avait l'impression de dégringoler vers la gauche alors que le reste du monde basculait à droite.
Le voleur d'appareil photo leva la batte de base-bail et fit un pas vers lui.
— À l'aide ! hurla Ray. Personne ne vint.

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trad. Roxane Azimi
06/03/2014 442 pages 8,60 €
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