#Roman francophone

Moi et toi

Niccolo Ammaniti

Depuis toujours, Lorenzo est l'un de ces enfants que l'on dit "différent". Selon son psychiatre, il souffre d'un sentiment hypertrophique de soi, un "ego grandiose". Conséquence logique : il est en perpétuelle inadéquation avec le monde. Les années passant, de peur de chagriner sa maman, Lorenzo choisit la fiction. A quatorze ans, il fait semblant d'avoir des amis et de s'intégrer. Le jour où il monte un stratagème pour faire croire qu'il a été invité à skier avec des camarades de classe, il vise au pur chef-d'oeuvre mythomane. L'idée : s'offrir une retraite clandestine dans une cave, avec stock de livres et de provisions. Il est cependant loin d'imaginer qu'une demi-soeur inconnue va bousculer tous ses plans.

Par Niccolo Ammaniti
Chez 10/18

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Editeur

10/18

Genre

Poches Littérature internation

42

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Pour ma mère et pour mon père.

 

Dans la vraie nuit de l’âme,

il est éternellement trois heures du matin.

Francis Scott Fitzgerald, L’Âge du jazz

But can you save me ?

Come on and save me

If you could save me

From the ranks of the freaks

Who suspect they could never love anyone.

Aimee Mann, Save me

 

Le mimétisme batésien se produit lorsqu’une espèce animale inoffensive exploite sa ressemblance avec une espèce nocive ou venimeuse qui vit sur le même territoire, allant jusqu’à imiter ses motifs, couleurs et comportements. De cette façon, aux yeux des prédateurs, l’espèce imitatrice est associée à l’espèce dangereuse, ce qui augmente ses chances de survie.

 

Cividale del Friuli

12 janvier 2010

– Café ?

Une serveuse me scrute par-dessus la monture de ses lunettes. À la main, elle a un thermos argenté.

Je lui tends ma tasse. – Oui, merci.

Elle me la remplit à ras bord. – Vous êtes venu pour la foire ?

Je fais signe que non de la tête. – Quelle foire ?

– La foire aux chevaux.

Elle me regarde. Elle s’attend à ce que je lui donne la raison pour laquelle je me trouve à Cividale del Friuli. À la fin, elle sort un bloc-notes. – Vous avez quelle chambre ?

Je lui montre ma clé. – Cent dix-neuf.

Elle marque le numéro. – Si vous voulez encore du café, vous pouvez aller le prendre vous-même au buffet.

– Merci.

– Je vous en prie.

Dès qu’elle s’éloigne, je sors de mon portefeuille un mot plié en quatre. Je l’étale sur la table.

C’est ma sœur Olivia qui l’a écrit, il y a dix ans, le vingt-quatre février deux mille.

Moi j’avais quatorze ans et elle vingt-trois.

 

 

Rome

Dix ans plus tôt

 

1.

Le soir du dix-huit février deux mille, je suis allé me coucher de bonne heure et je me suis endormi tout de suite, mais pendant la nuit je me suis réveillé et je n’ai pas réussi à retrouver le sommeil.

À six heures et demie, la couette remontée jusqu’au menton, je respirais, bouche ouverte.

La maison était silencieuse. Les seuls bruits qu’on entendait étaient la pluie qui frappait sur les carreaux, ma mère qui marchait à l’étage au-dessus entre la chambre et la salle de bains et l’air qui entrait et sortait de ma trachée.

Bientôt elle viendrait me réveiller pour m’emmener au rendez-vous avec les autres.

J’ai allumé la lampe en forme de grillon posée sur ma table de chevet. La lumière verte a délimité un angle de la pièce où étaient rangés le sac à dos bourré de vêtements, la doudoune, la housse avec les chaussures de ski et les skis.

Entre treize et quatorze ans, j’avais poussé d’un coup, comme si on m’avait nourri à l’engrais, et j’étais devenu plus grand que les camarades de mon âge. Ma mère disait que deux chevaux de trait m’avaient étiré. Je passais beaucoup de temps devant le miroir à observer ma peau blanche couverte de taches de rousseur, les poils sur mes jambes, les cheveux châtains en broussaille d’où pointaient mes oreilles. Les traits de mon visage avaient été remodelés par la puberté et un nez imposant séparait mes yeux verts.

Je me suis levé et j’ai glissé ma main dans la poche du sac à dos placé à côté de la porte.

– Le couteau est là. La lampe aussi. Il y a tout, ai-je dit à voix basse.

Les pas de ma mère dans le couloir. Elle devait avoir ses escarpins bleus à talons hauts.

J’ai plongé dans le lit, éteint la lumière et fait semblant de dormir.

– Lorenzo, réveille-toi. Il est tard.

J’ai levé la tête de mon oreiller et me suis frotté les yeux.

Ma mère a remonté le volet roulant. – Quel sale temps… Espérons qu’à Cortina il fasse meilleur.

La lumière sombre de l’aube dessinait sa silhouette élancée. Elle avait mis le tailleur gris qu’elle portait quand elle faisait des choses importantes. Un cardigan ras du cou. Son collier de perles. Et ses escarpins bleus à talons hauts.

– Bonjour. J’ai bâillé comme si je venais de me réveiller.

Elle s’est assise sur le bord de mon lit. – Mon trésor, tu as bien dormi ?

– Oui.

– Je vais préparer ton petit déjeuner… Pendant ce temps, fais ta toilette.

– Nihal ?

Elle m’a peigné les cheveux avec ses doigts. – Il dort, à cette heure. Il t’a donné tes T-shirts repassés ?

J’ai fait oui de la tête.

– Allez, lève-toi.

J’aurais voulu le faire, mais un poids sur la poitrine m’étouffait.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

Je lui ai pris la main. – Tu m’aimes ?

Elle a souri. – Bien sûr que je t’aime. Elle s’est levée, s’est regardée dans le miroir près de la porte et a lissé sa jupe. – Allez, zou, lève-toi. Même aujourd’hui tu dois te faire prier pour sortir du lit ?

– Un bisou.

Elle s’est penchée sur moi. – Je te signale que tu ne pars pas à l’armée, tu t’en vas une semaine au ski.

Je l’ai enlacée et j’ai enfoui ma figure dans ses cheveux qui lui encadraient le visage et j’ai posé mon nez dans son cou.

Elle sentait bon. Une odeur qui me faisait penser au Maroc. À certaines ruelles très étroites pleines de stands couverts de poudres colorées. Mais je n’étais jamais allé au Maroc.

– C’est quoi comme parfum ?

– Mon savon au santal. Le même que d’habitude.

– Tu peux me le prêter ?

Elle a haussé un sourcil. – Pour quoi faire ?

– Comme ça je me lave avec et je t’ai sur moi.

Elle a rabattu les couvertures. – C’est nouveau, ça ! Parce que tu te laves, maintenant ? Allez, ne fais pas l’idiot, tu n’auras même pas le temps de penser à moi.

 

 

Par la fenêtre de la Bmw, j’observais le mur du zoo tapissé d’affiches électorales détrempées. Plus en haut, dans la volière des rapaces, un vautour se tenait sur une branche morte. On aurait dit une vieille en deuil qui dormait sous la pluie.

Le chauffage de la voiture me prenait tout l’air et les biscuits étaient coincés au fond de ma gorge.

La pluie s’arrêtait. Un couple, lui gros et elle maigre, faisait de la gym sur les escaliers couverts de feuilles mouillées du musée d’Art moderne.

J’ai regardé ma mère.

– Qu’est-ce qu’il y a ? a-t-elle dit sans détourner les yeux de la route.

J’ai gonflé ma poitrine en essayant d’imiter la voix grave de mon père : – Arianna, tu devrais la laver plus souvent cette voiture. C’est une porcherie à quatre roues.

Elle n’a pas ri. 

 

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trad. Myriem Bouzaher
18/02/2016 140 pages 6,10 €
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