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Ce livre est dédié à ma sœur Luisa,
qui m’a suivi sur la Nera,
avec sa première étoile
épinglée à sa veste.
Il ne comprit que cela. Il était tombé dans les ténèbres.
Et à l’instant où il le sut, il cessa de savoir.
Jack London
1.
J’allais dépasser Salvatore quand j’ai entendu ma sœur hurler. Je me suis retourné et je l’ai vue disparaître, engloutie par le blé qui recouvrait la colline.
Je ne devais pas l’emmener avec moi, maman allait me le faire payer cher.
Je me suis arrêté. J’étais en sueur. J’ai repris mon souffle et je l’ai appelée. – Maria ? Maria ?
Une petite voix douloureuse m’a répondu. – Michele !
— Tu t’es fait mal ?
— Oui, viens.
— Où tu t’es fait mal ?
— À la jambe.
Elle faisait semblant, elle était fatiguée. Je continue, je me suis dit. Et si elle s’était fait mal pour de vrai ?
Ils étaient où, les autres ?
Je voyais leur sillage dans le blé. Ils montaient doucement, en files parallèles, comme les doigts d’une main, vers la cime de la colline, laissant derrière eux une rangée de tiges abattues.
Cette année, le blé était haut. À la fin du printemps, il avait plu beaucoup, et à la mi-juin les plants étaient plus luxuriants que jamais. Ils poussaient, denses, chargés d’épis, prêts pour la moisson.
Tout était couvert de blé. Les collines, basses, se succédaient comme les vagues d’un océan doré. Jusqu’au bout de l’horizon, du blé, du ciel, des grillons, du soleil et de la chaleur.
Je n’avais pas idée de l’intensité de la chaleur, à neuf ans, on n’y comprend pas grand-chose aux degrés centigrades, mais je savais que ça n’était pas normal.
Ce maudit été 1978 est resté dans les mémoires comme l’un des plus chauds du siècle. La chaleur pénétrait les pierres, effritait la terre, brûlait les plantes et tuait les bêtes, elle enflammait les maisons. Quand vous preniez des tomates au jardin, elles étaient sans jus et les courgettes petites et dures. Le soleil vous coupait le souffle, les forces, l’envie de jouer, tout. Et la nuit, on crevait de chaud pareil.
À Acqua Traverse, les adultes ne sortaient pas de la maison avant six heures du soir. Ils se barricadaient à l’intérieur, les volets fermés. Il n’y avait que nous pour nous aventurer dans la campagne ardente et abandonnée.
Ma sœur Maria avait cinq ans et elle me suivait avec l’obstination d’un chiot bâtard qu’on aurait sorti d’un chenil.
« Je veux faire ce que tu fais toi », disait-elle toujours. Maman lui donnait raison.
« Tu es son grand frère, oui ou non ? » Et il n’y avait pas à tortiller, il fallait que je me la trimbale.
Personne ne s’était arrêté pour l’aider.
Normal, c’était une course.
— Tout droit, jusqu’au sommet. Pas de tournant. Interdit d’être l’un derrière l’autre. Interdit de s’arrêter. Le dernier arrivé a un gage. – C’était ce qu’avait décidé Rackam et il m’avait concédé : – OK, ta sœur compte pour du beurre. Elle est trop petite.
— Je suis pas trop petite ! avait protesté Maria. Moi aussi je veux faire la course ! – Et puis elle était tombée.
Dommage, j’étais troisième.
Premier, Antonio. Comme toujours.
Antonio Natale, dit Rackam. Pourquoi on l’appelait Rackam, je ne m’en souviens plus. Peut-être parce qu’une fois il s’était collé sur le bras le drapeau noir des pirates, une de ces décalcomanies qu’on achetait au bureau de tabac et qui s’appliquaient avec de l’eau. Rackam était le plus grand de la bande. Douze ans. Et c’était le chef. Il aimait commander et si vous n’obéissiez pas il devenait méchant. Ça n’était pas un aigle, mais il était gros, fort et courageux. Et il grimpait le long de cette colline comme un sacré bulldozer.
Le deuxième était Salvatore.
Salvatore Scardaccione avait neuf ans, le même âge que moi. Nous étions en classe ensemble. Il était mon meilleur ami. Salvatore était plus grand que moi. C’était un garçon solitaire. Parfois, il venait avec nous, mais souvent il restait seul pour ses trucs à lui. Il était plus éveillé que Rackam, il lui aurait été très facile de le détrôner, mais ça ne l’intéressait pas de devenir chef. Son père, maître Emilio Scardaccione, était une personne importante à Rome. Et il avait un paquet d’argent en Suisse. C’est ce qu’on racontait.
Et puis, il y avait moi, Michele. Michele Amitrano. Et cette fois encore, j’étais le troisième, je grimpais bien, mais par la faute de ma sœur, maintenant j’étais arrêté.
J’hésitais entre revenir sur mes pas ou la planter là quand je me suis retrouvé quatrième. De l’autre côté de la crête, cet empoté de Remo Marzano m’avait dépassé. Et si je ne me remettais pas tout de suite à grimper, j’allais me faire dépasser même par Barbara Mura.
Ce serait horrible. Dépassé par une fille. Grosse.
Barbara Mura montait à quatre pattes comme une truie déchaînée. Toute en sueur et couverte de terre.
— Qu’est-ce tu fais, tu vas pas voir ta petite sœur ? Tu l’as pas entendue ? Elle s’est fait mal, la pauvre petite, a-t-elle grogné, heureuse.
Pour une fois, ce n’était pas elle qui aurait le gage.
— J’y vais, j’y vais… Et je vais même te battre.
Je ne pouvais pas m’avouer vaincu comme ça. Je me suis retourné et j’ai commencé à descendre, en agitant les bras et en hurlant comme un Sioux. Mes sandales en cuir glissaient sur le blé. Je me suis retrouvé le cul par terre plusieurs fois.
Je ne la voyais pas. – Maria ! Maria ! Où tu es ?
— Michele…
La voilà. Elle était là. Petite et malheureuse. Assise sur un cercle de tiges brisées. D’une main, elle se massait la cheville, de l’autre elle tenait ses lunettes. Elle avait les cheveux collés sur le front et les yeux brillants. Quand elle m’a vu, elle a tordu la bouche et s’est gonflée comme un dindon.
— Michele… ?
— Maria, tu m’as fait perdre la course ! Je t’avais dit de pas venir, nom d’un chien. – Je me suis assis. – Qu’est-ce que tu t’es fait ?
— J’ai glissé. Je me suis fait mal au pied et… – Elle a ouvert grande la bouche, plissé les yeux, secoué la tête et s’est mise à pleurnicher. – Mes lunettes ! Mes lunettes elles sont cassées !
Je lui aurais retourné une gifle. C’était la troisième fois qu’elle cassait ses lunettes depuis la fin de l’école. Et chaque fois, à qui elle s’en prenait, maman ?
« Tu dois surveiller ta sœur, tu es son grand frère. »
« Maman, je… »
« Il n’y a pas de maman, je. Tu n’as pas encore compris, mais moi, l’argent, je ne le trouve pas dans le potager. La prochaine fois que vous cassez ses lunettes, tu te prends une de ces punitions qui… »
Elles s’étaient brisées par le milieu, là où elles avaient déjà été recollées. Elles étaient bonnes à jeter.
Ma sœur pendant ce temps continuait à pleurer.
— Maman… Elle va se mettre en colère… Comment on va faire ?
— Comment on va faire ? Eh ben, on va y mettre du scotch. Lève-toi, allez.
— Elles sont pas belles avec du scotch. Elles sont pas belles du tout. Elles me plaisent pas.
J’ai glissé les lunettes dans ma poche. Sans elles, Maria n’y voyait rien, elle louchait et le médecin avait dit qu’il faudrait qu’on l’opère avant qu’elle devienne grande. – Ça fait rien. Lève-toi.
Elle s’est arrêtée de pleurer et s’est mise à renifler. – J’ai mal à mon pied.
— Où ?
Je continuais à penser aux autres, ils devaient être arrivés en haut de la colline depuis une heure. J’étais bon dernier. J’espérais seulement que Rackam ne me donnerait pas un gage trop dur. Une fois où j’avais perdu une course, il m’avait obligé à courir dans les orties.
— T’as mal où ?
— Ici. – Elle m’a montré sa cheville.
— Une entorse. C’est rien. Ça va vite passer.
J’ai délacé sa basket et l’ai enlevée en faisant bien attention. Comme aurait fait un docteur.
— Ça va mieux maintenant ?
— Un peu. On rentre à la maison ? J’ai une de ces soifs. Et maman…
Elle avait raison. Nous nous étions trop éloignés. Et depuis trop longtemps. L’heure du repas était passée depuis un bon bout de temps et maman devait jouer la vigie à la fenêtre.
Le retour à la maison s’annonçait agité.
Mais qui pouvait l’imaginer quelques heures plus tôt ?
Ce matin-là, nous avions pris nos bicyclettes.
D’habitude, nous faisions des petits tours, autour des maisons, nous arrivions jusqu’au bord des champs, au torrent à sec et nous revenions en faisant la course.
Mon vélo était une vieille bécane, avec la selle rapiécée, et si haute que je devais m’étirer pour toucher terre.
Tout le monde l’appelait le Clou. Salvatore disait que c’était le vélo des chasseurs alpins. Mais je l’aimais bien, c’était celui de mon père.
Si on ne partait pas à bicyclette, on restait dans la rue à jouer au foot, au ballon prisonnier, à un deux trois soleil, ou bien sous l’auvent du hangar à glandouiller.
On pouvait faire ce qu’on voulait. Des voitures, il n’en passait pas. Des dangers, il n’y en avait pas. Et les grands restaient cloîtrés à la maison, comme des crapauds qui attendent que baisse la chaleur.
Le temps s’écoulait lentement. À la fin de l’été, on était impatients de retourner à l’école.
Ce matin-là, on s’était mis à parler des cochons de Melichetti.
Nous parlions souvent entre nous des cochons de Melichetti. On disait que le vieux Melichetti les dressait à dévorer les poules, et parfois même les lapins et les chats qu’il ramassait dans la rue.
Rackam a craché un jet de salive blanche. – Jusqu’ici, je vous l’ai jamais raconté. Parce que je pouvais pas le dire. Mais maintenant je vous le dis : ces porcs, ils ont bouffé le basset de la fille de Melichetti.
Un chœur s’est élevé : – Non, c’est pas vrai ! ?
— C’est vrai. Je vous le jure sur le cœur de la Madone. Vivant. Tout ce qu’il y a de plus vivant.
— Pas possible !
Quel genre de bêtes c’était pour bouffer un chien de race ?
Rackam a fait oui de la tête. – Melichetti le leur a lancé dans l’enclos. Le basset a essayé de s’échapper, il était malin, mais les cochons de Melichetti le sont plus que lui. Ils lui ont laissé aucune chance. Massacré en deux secondes. – Et puis il a ajouté : – Pire que des sangliers.
Barbara lui a demandé : – Et pourquoi il le leur a lancé ?
Rackam a réfléchi un peu. – Il avait pissé dans la maison. Et si toi tu atterris là-dedans, grosse comme t’es, ils te bouffent jusqu’aux os.
Maria s’est levée. – Il est fou, Melichetti ?
Rackam a craché de nouveau par terre. – Plus fou que ses cochons.
Nous sommes restés silencieux, imaginant la fille de Melichetti avec un père si méchant. Aucun de nous ne savait comment elle s’appelait, mais elle était connue pour avoir une espèce d’armature en fer autour d’une jambe.
— On peut aller les voir ! ai-je dit.
— Une expédition ! a fait Barbara.
— Elle est drôlement loin la ferme de Melichetti. On va mettre trop longtemps, a marmonné Salvatore.
— Eh ben non, elle est drôlement près, allez, on y va…
Rackam a enfourché sa bicyclette. Il ne perdait jamais une occasion de contrer Salvatore.
J’ai eu une idée. – Pourquoi on prend pas une poule du poulailler de Remo, comme ça quand on arrive on la jette dans l’enclos des cochons et on voit comment ils la bouffent ?
— Génial ! a approuvé Rackam.
— Mais papa me tue si on lui prend une poule, a pleurniché Remo.
Il n’y a rien eu à faire, l’idée était excellente.
Nous sommes entrés dans le poulailler, nous avons choisi la poule la plus maigre et déplumée et l’avons fourrée dans un sac.
Et nous sommes partis, tous les six et la poule, voir ces fameux cochons de Melichetti et nous avons roulé au milieu des champs de blé, et pédale que je te pédale, le soleil montait et brûlait tout.
Salvatore avait raison, la ferme de Melichetti était très loin. Quand nous y sommes arrivés, nous avions une soif terrible et le cerveau qui bouillait.
Melichetti était assis sur une vieille balancelle sous un parasol tordu, il portait des lunettes de soleil.
La ferme tombait en ruine et le toit avait été réparé à la va comme je te pousse avec de la tôle et du goudron. Dans la cour, il y avait un tas de trucs jetés : des roues de tracteur, une Bianchina rouillée, des chaises défoncées, une table avec un pied en moins. Sur un poteau de bois recouvert de lierre étaient accrochés des crânes de vaches rongés par la pluie et le soleil. Et un crâne plus petit et sans cornes. Qui sait quelle bête c’était.
Un chien avec la peau sur les os aboyait, attaché à une chaîne.
Au fond, il y avait des baraques en tôle et les enclos des cochons, au bord d’une crevasse.
Les crevasses ici sont de petits canyons, de longues entailles creusées par l’eau dans la pierre. Des flèches blanches, des roches et des dents pointues affleurent sur la terre rouge. Souvent, dedans, poussent des oliviers bancals, des arbousiers et du houx, et il y a des grottes où les bergers mettent les moutons.
Melichetti ressemblait à une momie. Sa peau ridée collait à ses os, et il n’avait pas de poils, sauf une touffe blanche qui lui poussait au milieu de la poitrine. Autour du cou, il avait une minerve fermée par des élastiques verts et il portait un short noir et des sandales en plastique marron.
Il nous a vus arriver sur nos bicyclettes, mais il n’a pas bronché. Il devait nous prendre pour un mirage. Sur cette route, personne ne passait jamais, tout au plus quelque camion de foin.
Il y avait une puanteur de pisse. Et des millions de taons. Ils ne gênaient pas Melichetti. Ils se posaient sur sa tête et autour de ses yeux, comme sur les vaches. C’est seulement quand ils lui entraient dans la bouche qu’il soufflait.
Rackam s’est avancé. – Monsieur, on a soif. Vous auriez pas un peu d’eau ?
J’étais inquiet parce qu’un type comme Melichetti pouvait vous tirer dessus, vous jeter aux cochons, ou vous donner de l’eau empoisonnée. Papa m’avait raconté l’histoire d’un gars en Amérique qui avait un petit lac où il élevait des crocodiles, et si vous vous arrêtiez pour demander un renseignement, il vous faisait entrer chez lui, vous estourbissait et vous donnait à manger à ses crocodiles. Et à l’arrivée de la police, plutôt que d’aller en prison, il s’était fait déchiqueter. Melichetti pouvait très bien être un type de ce genre.
Le vieux a soulevé ses lunettes. – Qu’est-ce que vous faites là, les enfants ? Z’êtes pas un peu trop loin de chez vous ?
— Monsieur Melichetti, c’est vrai que vous avez donné votre basset à manger aux cochons ? a sorti Barbara.
J’ai cru que j’allais mourir. Rackam s’est retourné et l’a foudroyée d’un regard haineux. Salvatore lui a balancé un coup de pied au tibia.
Melichetti a éclaté de rire et il a eu une quinte de toux et il a même failli s’étrangler. Quand il s’est remis, il a dit : – Qui c’est qui te raconte ces bêtises, fillette ?
Barbara a indiqué Rackam. – Lui !
Rackam a rougi, il a baissé la tête et a regardé ses chaussures.
Moi je savais pourquoi Barbara l’avait dit.
Quelques jours plus tôt, il y avait eu un concours de lancer de pierres et Barbara avait perdu.
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