#Roman francophone

Entrez dans la danse

Jean Teulé

Une étrange épidémie a eu lieu dernièrement Et s'est répandue dans Strasbourg De telle sorte que, dans leur folie, Beaucoup se mirent à danser Et ne cessèrent jour et nuit, pendant deux mois Sans interruption, Jusqu'à tomber inconscients. Beaucoup sont morts. Chronique alsacienne, 1519.

Par Jean Teulé
Chez Julliard

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Editeur

Julliard

Genre

Littérature française

1.

Strasbourg – 12 juillet 1518

Rue du Jeu-des-Enfants, une femme sort d’une maison avec le sien dans les bras. Elle est blonde, constellée de taches de rousseur sur le nez et les pommettes sans doute dues au soleil encore brûlant aujourd’hui à l’approche de midi. Retenu au creux d’un coude gauche, le nourrisson ébloui, de trois mois, grimace. La jeune mère très mince, contre le front du petit, étend les doigts de sa main droite en visière pour le protéger de la lumière. Pâle, sans éclat ni luxe – robe grise de crin rêche et vaste voile noir usé enveloppant l’enfant nu dont la peau est si fragile –, ses pas la guident le long de la voie dans un choc régulier de sabots à travers des excréments en putréfaction, des odeurs fétides, des nuées de mouches. Aux abords d’une place entourée de façades à colombages, contre la porte d’un asile, décorée d’une croix, qu’on n’ouvre pas, des gens en haillons tambourinent. L’enfant frémit. La blonde lui bouche les oreilles. Il plisse ses lèvres pour pleurer, elle y dépose un index et traverse un marché vide sans rien aux étals. À présent, sous les arcades d’une rue plus large, les galets arrondis qui la pavent tordent les chevilles de la mère jusqu’à un imposant bâtiment officiel surmonté d’une girouette aux couleurs rouges et blanches de la ville. Elle poursuit tout droit, atteint, à l’ombre des remparts, un pont couvert chapeauté d’une toiture. Au milieu de cette passerelle, elle s’arrête et jette son enfant à la rivière. Dans une onde chargée de chaux éteinte, mauvaise à boire, le nourrisson balance. Ses petits membres y ondulent comme s’il dansait. Il culbute, roule parmi les remous pollués, pivote encore sur lui-même puis coule. Sa génitrice se retourne. Tout est dit pour elle. Par une venelle isolée où la misère pleure, pauvre voile sans boussole, sans étoile, elle s’égare ensuite sous le drapeau de l’évêché devant la somptueuse demeure privée de l’évêque. Un va-et-vient de lourdes cloches sonne midi à la cathédrale, plus haut édifice d’Occident. Celle qui a foutu son fils à la baille lève la tête. Un nuage passe. L’éclat du soleil se voile d’un crêpe alors les ombres roulent sur les sculptures des trois portails – représentations de saints, de prophètes, vices terrassés par des vertus, vierges sages et d’autres folles. Les statues intégrées à l’architecture, fondues dans la pierre, semblent en surgir et s’animer d’un pied sur l’autre. Les corps taillés dans du grès rose paraissent bouger autour des vitraux colorés de l’immense rosace. L’infanticide revient rue du Jeu-des-Enfants.

Sous une enseigne vermoulue où l’on peut encore déchiffrer Au Copeau de Bois écrit en langue germanique (Holzspäne), décorée d’une imitation agrandie de fragment de sapin, la belle à taches de rousseur ouvre la porte d’un atelier de gravure sentant l’essence d’épineux et l’encre d’imprimerie. À sa gauche, un artiste de son âge, devant la planche qu’il évide sur un pupitre incliné, pose sa gouge et se tourne vers elle :

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01/02/2018 158 pages 18,50 €
Scannez le code barre 9782260030119
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