#Roman francophone

Les sangs

Audrée Wilhelmy

Un manoir obscur et fascinant, dans une cité hors du temps. Celui qu'on appelle l'Ogre attire à lui des proies presque consentantes pour les aimer puis les tuer. Mais d'où viennent ces femmes ? Pourquoi se donnent-elles à lui ? Elles le racontent dans les carnets qu'elles laissent derrière elles et que Féléor assemble en un curieux livre, ses Sangs. Mercredi, Constance, Abigaëlle, Frida, Phélie, Lottä, Marie : sept femmes, et autant d'expériences du désir et de la mort, sept écritures qui disent la féminité, le narcissisme, la soumission tantôt feinte, tantôt amusée. Polyphonique et amorale, poétique et sulfureuse, cette réinterprétation virtuose du conte de Barbe bleue, par Audrée Wilhelmy, n'est pas pour les enfants.

Par Audrée Wilhelmy
Chez Grasset & Fasquelle

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Genre

Littérature française

À ceux qui ont donné
du croquant
à ce livre

 

MERCREDI FUGÈRE

 

Le jupon de toile laisse entrevoir des jarretelles brunes ; les chevilles d’oiseau disparaissent sous des jambières de laine foncée qui tombent par-dessus les sabots. La robe est bleue, usée, ample, retenue à la taille par un ruban fuchsia ; la manche glisse sur l’épaule, dévoile la dentelle rose thé des dessous.
Rire rauque qui contredit la gracilité féminine du corps. Le son monte du ventre et se brise dans la gorge. Main gauche contre la bouche, auriculaire surélevé, doigts tendus devant les lèvres. La défunte mère, mondaine consommée, devait avoir le même geste.

 


Dimanche 5 janvier

Le repas des enfants Rü est la première chose que j’observe à la Pourvoirie. Cachée derrière une tapisserie aux motifs numides de grues, je regarde Féléor Barthélémy qui mange et je pense : « Le canard serait meilleur sans toutes ces épices. »
Il est assis face à ses frères. Ils sont trois d’un côté, lui occupe seul l’autre moitié de la table. Devant lui comme devant les autres sont posés une serviette de lin, une coupe et un gobelet en cristal, la petite assiette, pour le pain, et un bol plat contenant de l’huile tiède et des herbes aromatiques. Ses couverts ne sont pas les mêmes que ceux des autres membres de la fratrie. Le couteau est un couperet, la fourchette a deux dents. Au centre de la nappe, à mi-chemin entre les quatre enfants, se trouvent un grand bol vide, une bouteille de vin rouge, un flacon de sel et les dernières pommes du verger, conservées en chambre froide, coupées en quartiers et disposées en fleurs sur un plateau de service. Quatre pots de grès, pas plus grands qu’une main de femme, sont alignés au bout de la table et sur chacun d’eux est inscrit le nom d’une épice.
Les enfants attendent. Quand le gong retentit, ils se retournent, excepté Féléor, dont seuls les yeux bougent. Son visage demeure impassible, il fixe les portes des cuisines qui s’ouvrent solennellement. Il regarde sans ciller la jeune fille qui apporte son assiette (elle a les traits nerveux d’un colibri). Elle le sert le premier, même s’il n’est pas l’aîné. Personne ne réagit et tout donne à penser que cette pratique peu conventionnelle est d’usage dans le château. Une cloche d’argent couvre l’assiette. La petite servante la soulève, dévoile une poitrine de canard qui n’a pas été cuite et le flanc cru d’un agneau dépecé. Féléor sourit, remercie doucement la domestique qui retourne aux cuisines. Pour les trois frères est exécuté le même cérémonial, mais ce sont des garçons de service qui entrent et posent, en synchronie, les assiettes devant les enfants. Leur repas est commun : caille braisée aux poires, décapitée mais sinon entière, couchée dans un nid de fruits cuits. Les garçons mangent en silence, mais ils mangent très vite, en crachant les os qu’ils n’avalent pas. Féléor, lui, consomme sa viande poliment. Il coupe dans la volaille des tranches minces comme un ongle, il y ajoute des pommes et des épices d’Orient, il porte la nourriture à ses lèvres et mastique sans empressement, la bouche fermée. Ses lèvres sont belles, fines, bien définies. Entre les bouchées, parfois, son visage devient songeur et il ne regarde plus rien. Puis il retourne à son assiette, mélange à l’agneau du lait caillé. Il n’en renverse pas. Quand ils mâchent leur salade, ses frères ressemblent à trois vaches d’élevage, mais lui mange avec élégance chacune de ses bouchées. D’ailleurs, il ne termine pas les pièces de viande. Quand il en est las, il pose ses ustensiles à l’envers dans le plat, la petite servante revient chercher l’assiette, il dit « merci » à nouveau et essuie la commissure de ses lèvres avec le coin de sa serviette.
Viennent ensuite le fromage, les friandises, le chocolat, le café. Le feu crépite dans l’âtre ; à part les bruits de flammes, de mastication et de déglutition, il n’y a pas un son. À la fin du repas, les couverts ont été débarrassés, les assiettes ont disparu en cuisine ; sur la table restent quelques miettes de pain, une bouteille vide et des serviettes froissées. Du côté qu’occupait Féléor, la nappe grise est impeccable. C’est à peine si on remarque que quelqu’un y mangeait plus tôt.

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11/03/2015 181 pages 16,50 €
Scannez le code barre 9782246854029
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