#Roman francophone

Aurore disparaît

Amina Danton

Elle se sentait de plus en plus légère depuis qu'elle le connaissait, et plus forte. Elle retrouvait des contours. Quand ils allaient dîner au restaurant, elle se pendait à son bras, elle le respirait, le cri des mouettes et celui des corbeaux se mélangeaient sur les quais de la Seine où les façades de l'île Saint-Louis ressemblaient aux falaises de Normandie, blanches, poreuses et crayeuses, accrochant la lumière. Le ciel était lavé par la pluie. Roland accompagnait le mouvement, très doucement. Il l'encourageait à trouver sa voie. Quand Mme Damian est sauvagement assassinée dans une villa voisine de la sienne, Aurore est obligée de sortir de la solitude qu'elle s'était choisie et qu'elle avait rendue presque parfaite. Retirée au bord de la mer, où elle se consacre à la peinture, elle vit un grand amour, qu'elle continue de porter en elle et de protéger. Une hésitation au téléphone dans la voix de son mari, le souvenir d'une après-midi vieille de quinze ans chez Maud Nancy, les visites insistantes de sa voisine Irène B viennent déranger le bel édifice de son intimité avec l'espace et l'infini.

Par Amina Danton
Chez Mercure de France

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Genre

Littérature française

Peu d’hommes veulent croire que l’âme est infinie. Pourtant l’infini est la première chose que l’on connaît naturellement. Les bornes et les limites ne sont discernées qu’en second lieu.
THOMAS TRAHERNE,
Les Centuries


Aux disparus,
Aziz et Fabrice


I. La Villa

 

Ce matin encore, Aurore avait mal au dos, un point, au milieu de la colonne vertébrale. Elle marchait trop en arrière et, à force, une vertèbre commençait peut-être à se déboîter. Elle essaya de l’atteindre avec la main, sans y parvenir, et se pencha légèrement. Quand elle se tenait droite, elle avait l’impression de tomber en avant.
Elle vivait au bord de la mer, dans l’une de ces villas que rien ne semblait pouvoir déranger. Été comme hiver, elles offraient sagement leurs façades aux regards, confiantes dans l’espace qui les entourait.
La maison appartenait à Roland F., son mari, qui la tenait lui-même de ses parents. De maison de famille, elle était devenue une maison de vacances et l’était restée jusqu’à ce qu’Aurore décide de s’y installer à plein temps. Elle disait que peindre à Paris était difficile, qu’elle voulait vivre derrière des fenêtres qui donnaient sur la mer. Son mari n’avait pas vraiment cru à ce projet. Il avait délaissé ses attaches bordelaises bien avant de la rencontrer. Il avait pensé qu’Aurore reviendrait vite s’installer avec lui dans l’appartement de la rue Lhomond qu’il venait d’acheter. Mais elle avait tenu parole. Elle était mieux placée que lui maintenant pour donner une âme à La Villa. La Villa, c’était le nom de la maison.
Aurore aimait vivre dans ce quartier silencieux du Moulinet, aux allées sans histoires, où rien n’arrivait jamais. Rien ne filtrait des maisons cachées derrière les haies d’arbousiers et de lierre presque centenaires. Elle aimait sentir la présence de la mer. La maison donnait sur la mer. Directement sur la mer. Aurore songeait parfois à quitter La Villa pour s’installer dans un endroit plus petit, moins difficile à chauffer et à entretenir. Mais la vue lui manquerait. L’une de ses bizarreries était de ne pas vouloir employer de femme de ménage. Elle avait toujours été mal à l’aise avec le personnel de maison. Elle ne s’était jamais habituée à donner des ordres, ni à se faire servir. Elle préférait manger des sandwichs et laisser ses vitres sales quand elle se sentait vraiment trop fatiguée. Et, tant qu’elle avait encore des forces, s’occuper elle-même de l’entretien de la maison. Voilà ce qu’elle répétait à son mari. « De toute façon, je ne reçois personne, tu sais bien. »
La maison était massive, solide, assise sur des hanches bien larges. Une maison basque, à deux étages, comme en dessinent les enfants dans leurs cahiers d’écolier. Aurore dormait en haut. La fenêtre de sa chambre disposait d’un balcon et ouvrait sur le large. En bas, une terrasse prolongeait la porte-fenêtre du salon, très spacieux, réchauffé par une immense cheminée. La cuisine était également au rez-de-chaussée, attenante au salon, à l’américaine, mais suffisamment grande pour que plusieurs personnes puissent y tenir autour d’une table. Côté jardin, l’ancienne bibliothèque et la salle à manger avaient fait place aujourd’hui à un bel atelier, Aurore ayant fait abattre les cloisons. Elle pouvait ainsi travailler en étant protégée à la fois de la mer et de la rue.
Le terrain de ce côté-ci de la propriété était tapissé d’aiguilles de pin, qui reluisaient certains jours d’été, sous les rayons du soleil, de façon si éclatante qu’on avait l’impression de fouler un miroir dont les éclats se mettaient à craquer sous les pieds, quand il faisait chaud et sec. La couleur du sol était indéfinissable dans cet endroit vaste comme une pelouse, où des pivoines, sous un chêne, donnaient des fleurs en juin, joufflues, pommées comme de grosses laitues, roses et rouges. C’était la seule couleur vive, qui attirait tous les regards.

Mais quand la pluie battait les vitres, interminablement, quand tout le jardin dégouttait d’eau et que même l’acidité des aiguilles de pin semblait se diluer dans le sol, la maison se noyait dans la longueur épuisante de l’hiver, et Aurore avec elle. Son cœur se mettait alors à gonfler, le ferment du chagrin dans la poitrine faisait son travail silencieux et lui abîmait le dos en l’obligeant à se tenir en arrière. La pluie installait un rideau qui faisait et défaisait les contours du passé, la succession du jour et de la nuit. Il fallait vivre avec les bottes, le ciré, et de grandes écharpes, vivre au rythme de cette humidité saturée de sel qui n’en finissait pas de tout ronger.
Face aux grandes toiles de l’atelier, à ces surfaces têtues, Aurore semblait vraiment petite quoique emmitouflée dans un énorme anorak qui lui donnait l’air d’une oursonne. Elle se mesurait à ces toiles avec le sentiment que la mer avait creusé en elle, jour après jour, vague après vague. Le bruit du ressac était aussi celui de son chagrin. Mais ce chagrin inlassable, près de se déchaîner, avait réussi à se suspendre à la solitude et à sécher au vent. Il avait fini par se diluer certains jours d’hiver dans la laitance blanche du soleil.
Côté mer, quelques pins avaient poussé en haut du talus qui descendait vers une petite plage, le vent avait ployé leurs troncs de telle façon qu’ils ressemblaient à ceux d’un cocotier, rasant le sol avant de s’élancer et d’étendre trois ou quatre branches déplumées. Mais ils survivaient et étaient pour Aurore des silhouettes familières, des sentinelles, les dernières avant l’océan. Ensuite le talus en pente, enduit d’herbes hautes, rêches, bruissantes, durcies par le sel. Un escalier en bois, très raide, permettait d’accéder à la petite plage, que la marée haute submergeait chaque année davantage. On parlait beaucoup de l’engorgement du bassin, du rétrécissement du chenal, et de la mer qui avançait sur les terres. Les riches propriétaires avaient beau se défendre par des murs, la marée cognait de plus en plus fort et de plus en plus haut, et les tonnes de sable ramené du large à grands frais pour renflouer le littoral avant la haute saison, ces plages artificielles, ne tenaient pas. À terme, les villas du bord de mer étaient condamnées.

Ce matin encore, l’air était si transparent qu’il effaçait les distances. Le Cap-Ferret, en face, semblait tout proche par un effet de loupe si saisissant qu’Aurore se promettait de se renseigner un jour sur les raisons d’un tel mystère. Les bancs de sable et les parcs à huîtres étaient très visibles, très dessinés. Les marées étaient non seulement de plus en plus fortes, mais aussi déboussolées, l’ensablement était de plus en plus criant, entre le Cap-Ferret et la pointe de La Salie, le banc d’Arguin grossissait à vue d’œil, comme un gros cachalot émergeant progressivement des flots. On distinguait très bien, au large, le liseré blanc des vagues qui partait du Cap pour rejoindre La Salie. Il y avait deux silhouettes toutes petites, noires, isolées sur un banc de sable, en plein milieu du bassin.

La maison des voisins était devenue plus calme après leur divorce. Irène B. y vivait seule depuis le départ de son fils unique, Diego. Un garçon qui avait eu des problèmes à l’adolescence et qu’Aurore n’avait pas reconnu la dernière fois qu’elle l’avait croisé sur la plage. Il avait pris au moins trente kilos. Son bermuda lui remontait entre les cuisses, et son ventre s’échappait du tee-shirt. Il avait disparu à cette époque. Irène B. disait qu’il avait trouvé du travail à Mios, dans une écurie gérée par le fils de son ancienne femme de ménage. Elle avait de son côté le projet de faire de sa maison un centre de formation pour les adeptes de la « réflexologie évolutive ». Aurore avait reçu un dépliant dans sa boîte aux lettres vantant les mérites de cette méthode qui alliait la « cohérence cardiaque » et la « réharmonisation énergétique » à la « méditation de pleine conscience. »
La maison d’Irène B. ressemblait un peu à cette femme gracile, toujours en équilibre sur de hauts talons. Posée de travers sur un terrain très sableux, elle était construite en bois, avec plusieurs étages, des terrasses, des balcons, des alcôves, des recoins, et de larges baies vitrées ouvertes comme de grands yeux clairs sur le large. Un petit cerf-volant avait été accroché à la grille, côté mer, et voletait tout seul les jours de grand vent.

Aurore avait été acceptée avec beaucoup de réticences par l’entourage de Roland, même après son mariage : on n’avait pas compris qu’elle fût si jeune, ni ce qu’elle pourrait apporter à un homme comme lui, en dehors, précisément, de sa jeunesse. On avait pensé à une passade. Roland avait la réputation d’un séducteur. On avait admis qu’elle était « très jolie », mais, plus sérieusement, qu’avait-elle à lui offrir ? Rien. Aucune situation, aucune relation, aucune fortune, aucune famille. Il l’avait quasiment trouvée dans le caniveau. Puis le mariage avait duré. Leur passion mutuelle fut admise et reconnue comme une sorte de caprice au long cours. On pardonnait tout à Roland. Il avait réussi dans la vie. Son métier l’avait rendu célèbre. Aurore avait vite compris qu’elle ne viendrait jamais à bout de la condescendance, du fiel, du mépris et ne fit pas beaucoup d’efforts pour se faire accepter. Elle avait appris très tôt à se protéger. Elle resta évasive. Joua à la gazelle souriante suspendue au bras de son grand homme. Elle en rajouta, même, au début. Elle avait l’habitude d’être seule, et pouvait le rester. Elle ne comptait pas sur la compréhension des autres pour exister. Au contraire, elle avait appris à se draper dans les malentendus qu’elle pouvait susciter. Roland s’était toujours opposé à cette attitude. Il n’encourageait pas non plus sa méfiance vis-à-vis des « riches ». Mais il n’avait jamais insisté pour l’intégrer de force parmi ses amis. Il avait même accepté sa solitude. « Si tu es heureuse ainsi », disait-il, en lui caressant les cheveux. Et puisqu’elle voulait peindre, « Mais ne bloque pas tout autour de toi pour cela », lui dit-il.
Roland était habitué à plaire. Il excitait les convoitises, et il était très secret. Mais aussi très entier dans ses décisions. Il avait choisi Aurore. Ils s’étaient mariés très vite après leur rencontre, alors qu’elle n’avait encore que dix-sept ans. Avec elle, il avait trouvé un jardin secret. Le reste n’avait pas d’importance et finissait toujours, disait-il, par s’arranger.
Aurore n’avait donc jamais eu besoin de travailler pour vivre, elle n’était pas obligée de vendre ses tableaux. Elle en tirait un sentiment de liberté, le vivait comme un luxe. Mais un travail artistique chez « les riches » (une expression qu’elle n’avait pas rayée de son vocabulaire malgré l’agacement qu’elle suscitait chez Roland) n’était compréhensible que s’il « rapportait ». Elle avait donc été mise de côté par la bonne société du Moulinet.

La vie avec Roland lui avait permis d’échapper à ce qu’elle voyait comme une comédie sociale menée par des gens cloués par des ordres, des castes, des étiquettes, et des intrigues. Les intrigues étaient nombreuses au Moulinet. Les histoires d’héritage et d’indivision qui avaient mal tourné provoquaient des rancœurs et des querelles tenaces. Des vengeances. Aurore avait le sentiment d’avoir échappé à la guerre. D’un autre côté, la société avait une drôle de manière de traiter les artistes. Et les artistes eux-mêmes, ceux de sa génération, n’avaient pas été dupes : devenus plasticiens, hommes d’affaires, ils œuvraient en costume Armani, dans des ateliers-usines où travaillaient des légions d’assistants. Des gens souples, sortis des cadres du tableau, des installateurs, qui avaient indexé le prix des œuvres sur le marché de l’intelligence. L’air du temps était saturé d’idées volatiles, parfois délétères, qui, une fois « installées » dans des musées ou des châteaux, valaient de l’or.
La vie au Moulinet, la station balnéaire la plus proche de La Villa, était comme vitrifiée, aplanie par l’argent. L’architecture était stricte, tirée au cordeau, rien ne dépassait des haies taillées très sévèrement tout au long des avenues. Les rues, comme les habitants, avaient l’air bien élevées, tirées à quatre épingles. Aurore avait l’impression de tourner les pages de Marie Claire décoration et de se balader dans une pub pour les Range Cruiser et les Jaguar alignées le long des trottoirs.
Chez Quignard, le célèbre pâtissier, chacun aboyait pour passer commande et montrer du même coup qu’il avait les moyens d’acheter la boutique entière. Les bribes de conversation saisies au passage étaient toujours les mêmes : « Je refais au printemps le toit de la villa », « Les enfants reviennent de Courchevel ce week-end », « Je pars dans deux semaines à l’île Maurice », « Je suis au bar grillé depuis quinze jours », « Je vais me faire suivre à Paris pour les yeux avec le meilleur spécialiste… », « Mon voisin a été élu à l’Académie française. — Le mien a eu le prix Renaudot. — Le quoi ? ».
Le style vestimentaire se résumait à ceci : tee-shirt échancré, ventres plats pour les femmes, bronzage obligatoire, rouge à lèvres et rimmel. Pour le jeune homme, la nonchalance étudiée d’une chevelure coiffée sur le côté, avec la ceinture du pantalon à hauteur du pubis. Les chaussures bateau en cuir souple pour les hommes, les chemises à carreaux et le bermuda.
Les mamans disaient à leurs enfants sur le trottoir : « Fais attention, il y a des gens », « Tiens-toi droit », le mari à sa femme : « Pousse-toi, tu vois bien que tu gênes », « Fais ceci, pas cela ». Aurore croyait, petite, qu’être protestant voulait dire « protester » : mais il s’agissait surtout de se tenir à carreau.
Le week-end, pantalons de velours côtelé, chemises impeccablement repassées pour les hommes, robes cintrées, enserrant une taille fine, pieds nerveux dans des ballerines en cuir pour les femmes. Les glaces ne devaient pas fondre au soleil, ni couler sur les doigts. Les enfants ne devaient pas courir, ni transpirer. Il ne fallait rien abîmer, rien compromettre. Un tour de manège mais pas deux, ou bien alors, « Oui, deux, parce que tu as bien travaillé à l’école ». « Ne dis pas cela », « Tiens-toi bien », « Dis bonjour à la dame », « Ferme la bouche quand tu manges ».
Rien ne s’improvise, tout se décide, et tout s’organise. Il faut obtenir quelque chose de tout, savoir se montrer, s’étaler aux terrasses des cafés ou des restaurants. Les gens riches, avec leurs clefs de voiture en poche, qu’ils dégainent d’une main vigoureuse, pour démarrer en trombe, ont des existences dont le scénario est construit comme dans les derniers films de Belmondo. La route est tracée à l’avance, sans aucun obstacle qui ne puisse être contourné d’un puissant coup de volant.
Un artiste plasticien qui s’emparerait de cette façon d’exister au Moulinet, à la fois raide et clinquante, voyante et rutilante, pourrait créer une performance géante. Les apéritifs trop brillants dans les verres, les chips dans les coupelles, la sole dans l’assiette, tellement chic. Les lunettes de soleil et les lèvres passées au gloss. Les pigeons qui attendent par terre, en roucoulant, chassés par les mouettes. Il faut que l’argent s’affiche, il faut qu’il brille. La vie prend un ton métallique.
Le calme de La Villa était d’autant plus nécessaire à Aurore. Son amour pour Roland, la solitude, le silence sans cesse remâché par la mer y formaient une sorte de sainte trinité, qui la protégeait de cet univers modulé par l’argent. Mais il permettait aussi de ménager du silence, du calme, de la paix. Peut-être parce que tout était très bien dessiné. Partout. Dans les moindres détails.
Roland ne s’était pas appesanti sur les critiques d’Aurore. Sur la façon d’être des habitants, leurs habitudes, l’importance donnée à l’argent : pourquoi s’encombrer de tels états d’âme, pourquoi ruminer ? « Dans le Sud, on parle fort, on en fait toujours un peu trop, disait-il. Si tu voyageais un peu. Va voir en Espagne ou au Maghreb… Et puis, tu sais, les gens travaillent. — Non, ils héritent. — Parfois », concédait-il. Lui travaillait beaucoup, tout le temps. Son enfance était loin. Et il n’avait plus guère le temps de venir au Moulinet. On disait à Aurore, au marché : « Vous lui ferez nos amitiés », « Comment va Roland ? », « Viendra-t-il
cet été ? ». Elle lui transmettrait parfois des messages au téléphone, avec une gaieté un peu assassine.
« Camille D. te fait ses amitiés. — Ah oui ! Comment va-t-elle ? — Bien. Elle vient de s’offrir un portail coulissant, avec un système d’alarme dernier cri et a rapporté des potiches en terre cuite de Turquie, où elle fait pousser des oliviers. »
Roland riait au téléphone. Il riait toujours.
Il y avait eu de l’eau et de l’encre dans sa peinture, au début. Le silence qui la remplissait après ses premières nuits passées dans les bras de Roland lui donnait la force de tout oser. Beaucoup d’eau et beaucoup d’encre, il fallait que ça coule, que ce soit au bord de la dilution, de la dissolution, de l’effacement. Elle rendait les paysages quasiment illisibles et tremblants sur de grandes feuilles de papier déposées à ses pieds. L’encre de chine était le miroir du noir. Un noir solide et brillant comme celui de l’obsidienne mais qui permettait, quand il était dilué, de créer toutes les ombres qui traversaient Aurore, de plonger le tracé des maisons, des murs et celui des fenêtres dans la brume.
Elle revoyait le halo de lumière autour du dôme de l’église sur l’île de San Giorgio Maggione, à Venise, l’eau noire qui battait les pierres de la Dogana, les vaporettos qui l’éclaboussaient en virant tout près du quai pour aller au large. Elle avait vu un jour, dans un reportage à la télévision, un petit homme aux yeux bleus, au sourire acéré, en complet bleu marine, arpenter l’espace de ce même quai, en comptant ses pas. Il avait acheté l’endroit. De tels lieux pouvaient s’acheter. La Dogana allait devenir une fondation d’art contemporain, et une statue-totem en marquerait l’entrée.
Elle avait fait à Venise le serment de toujours l’aimer, et de toujours aimer, d’aimer pour toujours. Elle enfouit son chagrin sous sa peau, puis le répand comme un onguent sur ses muscles. Une question de nuages, de vent, de musique, de corolles autour des jambes. Devant la statue équestre du condottiere Bartolomeo Colleoni, le vent se lève et joue avec sa jupe, elle rit sur la photo qui est toujours là, sur une étagère, à La Villa, elle rit en essayant de cacher ses jambes. Elle a un fin bracelet en or autour du poignet. Elle raffole de cette liberté, une certitude tracée au rayon laser dans le cœur lui dit qu’elle y restera fidèle. Elle a besoin de s’attacher. Une autre photo : elle suit du regard les oiseaux qui s’envolent du toit de l’église de San Giovanni e Paolo, elle entend un sanglot, qui se confond avec le bruit des cloches. Après, elle a fait l’avion, avant de se jeter dans les bras de Roland, dont le parapluie tombe à terre.
Ils logeaient dans un hôtel qui donnait sur la Giudecca. Beaucoup de ciel. Du vent. La rumeur du canal entrait dans leur chambre, Aurore était étendue sur le lit, les bras écartés, les jambes aussi, et elle recevait toute la ville, toute son étendue, qui s’étalait sur sa peau. Elle aime faire comme les chats, ne pas faire de bruit, ne rien défaire, passer entre (en l’occurrence : le lit et les fauteuils pour aller dans la salle de bains, où elle voit briller la couleur des serviettes de toilette depuis le matin, à travers la porte entrouverte), et elle se fait couler un bain moussant. Elle croit qu’elle ne restera pas. Que leur histoire est trop belle. Elle lutte encore. Et puis elle fond dans la mousse. Elle roucoule. (Elle n’a pris que des douches, pendant des années, au foyer : rester droite pour ne pas attirer le rideau gluant sur les fesses, se mouiller, se savonner, se rincer, faire attention à ne pas glisser, sortir en frissonnant, laisser vite la place à quelqu’un d’autre.)
À Venise, l’eau du bain coulait, la mousse bourgeonnait, elle entendait Roland parler au téléphone, sa voix était calme, un peu chantante, si aimable et, surtout, si posée. Elle restait des heures dans l’eau. Puis Roland la portait sur le lit. La fenêtre était encore ouverte, le jour allait s’éteindre sur un dôme éloigné. À nouveau, la gorge se serre. Les larmes coulent. De petites billes, lourdes et tièdes. Roland travaillait sur la terrasse, encore sa voix au téléphone. Comment fait-il pour dégager tant de bonheur ? Pourquoi est-ce si doux, si doux d’être avec lui, au point de faire mal ?

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03/04/2014 197 pages 17,00 €
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