Certain Lucas

Julio Cortázar

N'osant s'autoriser encore de l'autobiographie, l'écrivain latino-américain, assurait Cortazar, doit user de subterfuges. C'est ce qui nous a déjà valu de sa part le très complet Tour du jour en quatre-vingts mondes, plein de captivantes virevoltes autour de Cortázar, c'est ce qui nous vaut aujourd'hui un plus modeste tour de Lucas en cinquante saynètes. Tous textes brefs, allant de la farce à la Jarry que Cortazar affectionnait («Lucas, ses achats») à une éblouissante démonstration du conte surpris dans son creuset («Façons d'être prisonnier»). Le public toujours jeune du grand cronope se réjouira de le retrouver, sur le chemin de écoliers cette fois, en train de faire un magistral pied de nez au sérieux.

Par Julio Cortázar
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature étrangère

 

 

 

 

 

 

 

Propos de mes Parents :

— Pauvre Léopold !

Maman :

— Cœur trop impressionnable…

Tout petit, Léopold était déjà singulier.

Ses jeux n’étaient pas naturels.

À la mort du voisin Jacquelin, tombé d’un prunier, il a fallu prendre des précautions, Léopold grimpait dans les branches les plus mignonnes de l’arbre fatal…

À douze années, il circulait imprudemment sur les terrasses et donnait tout son bien.

Il recueillait les insectes morts dans le jardin et les alignait dans les boîtes de coquillages ornées de glaces intérieures.

Il écrivait sur des papiers :

Petit scarabée — mort.

Mante religieuse — morte.

Papillon — mort.

Mouche — morte…

Il accrochait des banderoles aux arbres du jardin. Et l’on voyait les papiers blancs se balancer au moindre souffle du vent sur les parterres de fleurs.

Papa disait :

— Étudiant inégal…

Cœur aventureux, tumultueux et faible.

Incompris de ses principaux camarades et de Messieurs les Maîtres.

.....................................

Marqué du destin.


Papa et Maman :

— Pauvre Léopold !

 

MAURICE FOURRÉ

La nuit du Rose-Hôtel

 

 

 

 

 

 

I

 

 

 

 

Lucas, ses combats contre l’hydre

 

 

À présent qu’il devient vieux, il se rend compte qu’il n’est pas facile de la tuer.

Il est facile d’être une hydre mais pas de la tuer car s’il faut couper en effet ses nombreuses têtes (de sept à neuf selon les auteurs ou bestiaires consultables) pour la tuer, il convient cependant de lui en laisser au moins une car l’hydre c’est Lucas et ce qu’il aimerait c’est sortir de l’hydre mais demeurer en lui-même, passer du poly- au mono-céphale. Et c’est là que j’attends, dit Lucas qui jalouse Hercule de n’avoir jamais eu de tels problèmes et d’avoir pu d’un seul coup de glaive faire de son hydre une jolie fontaine d’où giclaient sept ou neuf jets de sang. Une chose est de tuer l’hydre et une autre d’être cette hydre qui ne fut autrefois que le seul Lucas, lequel voudrait bien le redevenir. Par exemple, tu lui donnes un coup sur la tête qui collectionne les disques et un autre sur celle qui pose invariablement la pipe à gauche du bureau et le verre avec les crayons-feutres à droite un peu plus en arrière. Considérons à présent les résultats obtenus :

Hum ! on a du moins gagné que ces deux têtes enlevées mettent en crise celles qui restent, lesquelles, fébrilement, pensent et pensent encore face à l’événement déplorable. Autrement dit : pour un moment au moins le besoin urgent de compléter la série des madrigaux de Gesualdo, prince de Venosa, cesse d’être obsédant (il manque à Lucas deux disques de la série parce qu’ils sont épuisés, parce qu’on ne les rééditera pas et cela lui gâche le plaisir d’avoir les autres. Meure, tranchée net, la tête qui pense ainsi, qui désire et qui sape). Par ailleurs, c’est une nouveauté inquiétante que de ne pas trouver la pipe à sa place quand on allonge la main. Profitons de cette volonté de désordre pour trancher sur-le-champ cette autre tête, amie des pièces closes, du fauteuil à côté de la lampe pour la lecture, du whisky à six heures et demie avec deux glaçons et peu de soda, des revues et des livres empilés par ordre de priorité.

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01/05/1989 208 pages 12,70 €
Scannez le code barre 9782070716210
9782070716210
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