La grande descente
En débouchant du tunnel, juste au sommet de la côte, les freins ont lâché. La pédale toute molle, l’impression de pomper du vent. J’agrippe le frein à main : bloqué ! Je tente de rétrograder pour utiliser le frein-moteur, la poignée du changement de vitesse se détache comme une branche pourrie.
La bagnole dévale la pente, à tombeau ouvert. J’aperçois un panneau « Attention école, ralentir ». Tu parles ! Ralentir, je ne demande pas mieux, pas de ma faute si j’accélère. Tout à coup, je vois un barrage dressé au beau milieu de la route. Des gendarmes, des examinateurs. Ils m’ordonnent de stopper. Je leur fais signe de s’écarter. Il y en a un qui me jette :
– La philosophie exerce-t-elle une influence sur le pouvoir politique ? Si oui, cette influence est-elle bénéfique ?
Un autre m’enjoint de lui dresser un tableau de la société française à la veille de la Révolution.
– Poussez vos fesses ! je leur réponds. Je ne suis plus maître de mon véhicule !
J’en écrase un ou deux au passage.
– Vous êtes recalé ! vocifèrent ceux qui restent.
J’essuie un tir groupé. Les balles s’enfoncent dans la carrosserie, mais je ne suis pas touché.
Une femme surgit sur la chaussée, juste devant mon capot. Elle m’envoie des baisers.
– Gare-toi, idiote, je vais te passer dessus !
Je ne sais pas comment elle s’y prend, mais je la retrouve à côté de moi, sur la banquette, à la place du mort.
– Au moins, boucle ta ceinture, je lui conseille, ça va faire mal !
Elle se décarcasse sans y arriver à cause de son ventre qui gonfle, qui gonfle et crac ! elle accouche d’un gros bébé qui braille tout ce qu’il peut.
– C’est Guillaume, elle jubile, toute fière, regarde comme il te ressemble !
Mais j’ai trop à faire, cramponné à mon volant pour que la voiture ne sorte pas de la route. Quand je peux jeter un coup d’œil, le môme a déjà une ombre de moustache, des boutons sur la gueule, l’air sournois, et il tripote la commande de l’autoradio pour m’assourdir avec sa musique de sauvages.
– Ferme ça, abruti ! je hurle.
La petite vieille coincée entre lui et moi me bourre l’épaule de coups de poing.
– Fiche-lui la paix ! Laisse-nous vivre comme nous voulons, espèce de tyran !
Sans lâcher le volant, j’ouvre la portière à bout de bras et je les balance dehors tous les deux.
– Vous ne pourriez pas aller un peu plus vite, me dit le client installé sur la banquette arrière, je suis pressé et on se traîne.
– Si vous êtes pressé, prenez le métro !
Il grommelle quelque chose de désagréable à propos des chauffeurs de taxi et il saute en marche. Bon débarras ! Pour faire le point, je déplie une carte sur mes genoux. Hélas, les lignes se brouillent, les noms s’effacent. Il me faudrait des lunettes. La route descend selon un angle de plus en plus raide. La suspension est sur le point de rendre l’âme. Je m’envole de ma banquette à chaque cahot. Les pneus dérapent. Le couvercle du coffre arrière s’ouvre, tous mes bagages s’éparpillent sur le bitume. Je repère un motard de la police dans le rétro. J’entendais sa sirène depuis un moment sans m’en rendre compte. Il parvient presque à ma hauteur. Sa voix domine la clameur de la sirène :
Extraits
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