Première partie
1
Au bord du Brahmapoutre
L’épidémie de choléra, après avoir sévi à la campagne, s’est répandue jusqu’en ville. Il faut faire bouillir l’eau avant de la boire. L’hôpital, la municipalité distribuent gratuitement des comprimés pour la purifier. Mais, malgré la diffusion de messages par haut-parleur conseillant leur utilisation régulière et le porte-à-porte des employés municipaux assurant la distribution, la maladie frappe chaque foyer. On voit ses victimes mourir dans les rues. Les hôpitaux croulent sous les malades. Le manque de lits oblige à les coucher à même le sol, la perf de sérum anticholérique plantée dans le bras. Comme tous les autres médecins, je ne cesse de m’activer à l’hôpital Suryakanta où je travaille. Il n’y pas assez de places dans le service, il faut en ménager sous la véranda. Malgré les perfusions et les soins administrés nuit et jour, peu de patients guérissent. Devant l’hôpital s’élève une pyramide de lits de bois qui servent à transporter les morts à leur dernière demeure. Cimetières et crématoriums ne désemplissent pas. Dans le ciel tournoient les vautours.
À m’occuper du choléra à l’hôpital, je ne vois pas mes journées passer. Je ne rentre à la maison qu’après la tombée de la nuit, si l’épuisement ne m’a pas vaincue avant. Papa a fait répandre un désinfectant dans le caniveau devant Sans-Souci. On purifie avec les comprimés non seulement l’eau à boire, mais aussi celle de la vaisselle, de la toilette et de la lessive. Dès mon retour à la maison, Maman m’ôte ma blouse et va la laver. Mais ce soir-là pas question de l’enlever : Papa me demande d’aller en visite à sa place car, de son côté, il vient d’être appelé au chevet d’un mourant. C’est la première fois dans ma carrière de médecin que je me rends en consultation à domicile. Papa me donne l’adresse : sur la route de Naomahal, après la voie ferrée, la quatrième maison à gauche, de couleur blanche. C’est là qu’habite la famille de Rehana, une amie de Yasmine. Celle-ci m’accompagne. J’ai pris mon stéthoscope, mon tensiomètre et quelques ampoules de première urgence.
Chez Rehana, on s’attendait à voir arriver mon père. Mais on sait que je suis médecin moi aussi, et on me conduit aussitôt auprès du malade, un des frères. Il a les yeux enfoncés dans les orbites, les lèvres et la langue affreusement sèches. Dès que je constate la déshydratation, je demande qu’on l’emmène immédiatement à l’hôpital. « Mais on y refuse des patients faute de place ! » objecte un autre frère de Rehana. Toute la famille s’oppose à ce que le malade quitte la maison. En désespoir de cause, je rédige une ordonnance pour cinq poches de sérum anticholérique, du matériel de perfusion et quelques médicaments que Rehana envoie son frère valide acheter sans perdre un instant. Leur logement – deux petites pièces au premier étage – est dans le plus grand désordre. Le père est assis, prostré sur une chaise. La mère reste debout à la porte, le visage défait. Elle tient dans ses bras Barrister, le plus jeune des trois frères de Rehana, déjà plusieurs fois pris de coliques, ce qui laisse craindre qu’il ne soit contaminé lui aussi. Après avoir installé la perfusion, j’explique à Rehana comment changer la poche de sérum. Rehana me suit tandis que je descends l’escalier en insistant sur la nécessité de transporter les deux frères malades à l’hôpital. Yasmine, sortie avant moi, est déjà montée dans le rickshaw qu’elle a appelée. Rehana et elle sont des amies très proches depuis l’école. Rehana, comme un certain nombre de ses camarades, a été mariée alors qu’elle était encore écolière. Elle a une petite fille d’un an et demi. Elle a quitté son foyer pour venir s’occuper de ses frères. Voilà deux jours qu’elle n’a pu aller voir sa fille qu’il aurait été trop risqué d’amener ici. Arrivée au bas de l’escalier, Rehana me tend soixante takas – les honoraires de ma première visite à domicile. Mais quand, une fois sur le rickshaw, je montre mon gain à Yasmine, celle-ci reste interdite un moment avant de s’écrier : « Tu as accepté de l’argent de Rehana !
Extraits
Commenter ce livre