#Essais

Rumeurs de haine

Taslima Nasreen

Jeune, belle, docteur en médecine, Taslima Nasreen tonnait déjà la notoriété au début de ces années 90 qui vont marquer un tournant dramatique dans sa vie. Une notoriété qu'elle doit tout autant à ses débuts flatteurs en poésie qu'à son indépendance scandaleusement affichée dans un pays, le Bangladesh, peu ouvert aux revendications féministes. Très vite, l'exercice routinier de la médecine et les incohérences du milieu médical ennuient Taslima, avide d'autres horizons. L'écriture lui offre l'occasion de s'exprimer et de sortir d'un cercle professionnel étriqué. Poète, elle devient aussi une chroniqueuse de presse dont le ton nouveau, l'esprit de liberté et l'irrévérence séduisent rapidement un abondant lectorat. Mais ce succès lui vaut des ennemis farouches, notamment dans les milieux conservateurs et fondamentalistes. Les " progressistes " sont loin de la soutenir : électron libre, elle dérange tout le monde. Sa célébrité naissante génère des jalousies, ses adversaires se font violents et haineux. Certains de ses livres sont brûlés, elle est molestée, interdite de Foire du livre à Dhaka. Après la parution de Lajja - un roman-vérité qui dénonce les persécutions contre la minorité hindoue du pays -, des dizaines de milliers de manifestants réclament sa mise à mort. Son livre est interdit. Tombe alors, comme un couperet, la fatwa lancée par un obscur mollah de Sylhet. Bientôt sous le coup d'un mandat d'arrêt, Taslima est désormais une hors-la-loi dans son propre pays, sans autre ressource que de s'enfuir vers la Suède, la liberté, mais aussi l'exil et l'errance...

Par Taslima Nasreen
Chez Philippe Rey

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Genre

Critique littéraire

 

 

 

 

 

 

 

 

Première partie

 

 

 

 

 

1

 

Au bord du Brahmapoutre

 

 

L’épidémie de choléra, après avoir sévi à la campagne, s’est répandue jusqu’en ville. Il faut faire bouillir l’eau avant de la boire. L’hôpital, la municipalité distribuent gratuitement des comprimés pour la purifier. Mais, malgré la diffusion de messages par haut-parleur conseillant leur utilisation régulière et le porte-à-porte des employés municipaux assurant la distribution, la maladie frappe chaque foyer. On voit ses victimes mourir dans les rues. Les hôpitaux croulent sous les malades. Le manque de lits oblige à les coucher à même le sol, la perf de sérum anticholérique plantée dans le bras. Comme tous les autres médecins, je ne cesse de m’activer à l’hôpital Suryakanta où je travaille. Il n’y pas assez de places dans le service, il faut en ménager sous la véranda. Malgré les perfusions et les soins administrés nuit et jour, peu de patients guérissent. Devant l’hôpital s’élève une pyramide de lits de bois qui servent à transporter les morts à leur dernière demeure. Cimetières et crématoriums ne désemplissent pas. Dans le ciel tournoient les vautours.

À m’occuper du choléra à l’hôpital, je ne vois pas mes journées passer. Je ne rentre à la maison qu’après la tombée de la nuit, si l’épuisement ne m’a pas vaincue avant. Papa a fait répandre un désinfectant dans le caniveau devant Sans-Souci. On purifie avec les comprimés non seulement l’eau à boire, mais aussi celle de la vaisselle, de la toilette et de la lessive. Dès mon retour à la maison, Maman m’ôte ma blouse et va la laver. Mais ce soir-là pas question de l’enlever : Papa me demande d’aller en visite à sa place car, de son côté, il vient d’être appelé au chevet d’un mourant. C’est la première fois dans ma carrière de médecin que je me rends en consultation à domicile. Papa me donne l’adresse : sur la route de Naomahal, après la voie ferrée, la quatrième maison à gauche, de couleur blanche. C’est là qu’habite la famille de Rehana, une amie de Yasmine. Celle-ci m’accompagne. J’ai pris mon stéthoscope, mon tensiomètre et quelques ampoules de première urgence.

Chez Rehana, on s’attendait à voir arriver mon père. Mais on sait que je suis médecin moi aussi, et on me conduit aussitôt auprès du malade, un des frères. Il a les yeux enfoncés dans les orbites, les lèvres et la langue affreusement sèches. Dès que je constate la déshydratation, je demande qu’on l’emmène immédiatement à l’hôpital. « Mais on y refuse des patients faute de place ! » objecte un autre frère de Rehana. Toute la famille s’oppose à ce que le malade quitte la maison. En désespoir de cause, je rédige une ordonnance pour cinq poches de sérum anticholérique, du matériel de perfusion et quelques médicaments que Rehana envoie son frère valide acheter sans perdre un instant. Leur logement – deux petites pièces au premier étage – est dans le plus grand désordre. Le père est assis, prostré sur une chaise. La mère reste debout à la porte, le visage défait. Elle tient dans ses bras Barrister, le plus jeune des trois frères de Rehana, déjà plusieurs fois pris de coliques, ce qui laisse craindre qu’il ne soit contaminé lui aussi. Après avoir installé la perfusion, j’explique à Rehana comment changer la poche de sérum. Rehana me suit tandis que je descends l’escalier en insistant sur la nécessité de transporter les deux frères malades à l’hôpital. Yasmine, sortie avant moi, est déjà montée dans le rickshaw qu’elle a appelée. Rehana et elle sont des amies très proches depuis l’école. Rehana, comme un certain nombre de ses camarades, a été mariée alors qu’elle était encore écolière. Elle a une petite fille d’un an et demi. Elle a quitté son foyer pour venir s’occuper de ses frères. Voilà deux jours qu’elle n’a pu aller voir sa fille qu’il aurait été trop risqué d’amener ici. Arrivée au bas de l’escalier, Rehana me tend soixante takas – les honoraires de ma première visite à domicile. Mais quand, une fois sur le rickshaw, je montre mon gain à Yasmine, celle-ci reste interdite un moment avant de s’écrier : « Tu as accepté de l’argent de Rehana !

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trad. Philippe Benoit
14/10/2005 346 pages 23,00 €
Scannez le code barre 9782848760384
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