(...) lui aussi avait perdu
ses propres traces et toute une
partie de sa vie avait sombré
d’un seul coup, sans qu’il subsistât
le moindre fil conducteur, la moindre
attache qui aurait pu encore
le relier au passé.
Patrick Modiano,
Rue des Boutiques Obscures
Rêve
Une nuit, j’ai rêvé de la voix de mon père. J’étais au téléphone. Au début, je n’entendais rien. Je distinguais à peine un souffle, quelques crépitements sur la ligne. « Allo, papa, c’est toi ? » C’est alors que la voix a surgi de nulle part, imperceptible, lointaine. Je craignais que la communication ne coupât. Je tendais l’oreille, à l’affût de cette voix ténue, brouillée, comme émanant d’une fréquence radio pirate.
La voix de mon père. Je la connaissais bien, sa voix gutturale qu’il poussait dans les graves quand il parlait français, tel un baryton qui tente de chanter dans les basses. Elle me paraissait plus étrange encore, capturée et déformée par le dictaphone qu’il utilisait pour ses comptes rendus d’anatomie, dans son laboratoire d’analyses :
Tumeur de mésenchyme, tumeur mésothéliale, nombreuses cellules adénocarcinomateuses à noyaux nucléolés, dotées d’un cytoplasme vacuolaire.
En vietnamien, sa voix était plus naturelle. Déroutante pourtant. Mon père parlait avec l’accent du Nord. J’étais habituée au vietnamien de ma mère, de ma grand-mère maternelle, de mes tantes, les intonations chantées et nasillardes du Sud. Les mots de mon père me semblaient tomber comme des cailloux, aux formes étranges et acérées.
Mon père, nous l’entendions de loin. Sa toux d’asthmatique et le pschitt de la Ventoline venaient ponctuer ses mots comme le motif d’une sonate qui revient, insistant. Dans mon rêve, je retrouvais ces sons. Le grain de sa voix, le souffle qui pesait sur ses mots, sa respiration. C’était lui.
Alors mon angoisse s’est dissipée. L’allégresse m’a envahie. Comme dans un songe où l’on retrouve l’être cher disparu : soulagé, vous vous dites, mais non te voilà, quel cauchemar terrible, j’ai rêvé que tu étais mort, tu m’as tellement manqué. J’étais si heureuse de lui parler. D’habitude, quand j’appelais à la maison et qu’il répondait au téléphone, je lui disais : « Bonjour ! Ça va ? », négligemment, et presque toujours j’enchaînais par : « Tu me passes maman ? » Souvent, c’est lui qui abrégeait : « Ta mère n’est pas là » ou « Ta mère revient dans une heure. »
Dans mon rêve, je voulais rattraper nos conversations avortées, et je lui demandai : « Mais alors tu parles ? Ça y est, c’est revenu ! » Je ne me souviens pas de ses réponses. J’écoutais seulement sa voix.
Je me suis réveillée. Je pleurais. J’ai senti à nouveau cette étreinte de plomb dans ma poitrine, et j’ai su que je n’entendrais plus jamais la voix de mon père. Il était toujours là, mais sa voix était morte.
AOA
Septembre 2005. Chez nous, le silence a une couleur, celle de la note du téléphone qui résonne dans le vide. Certains sons imprègnent votre cerveau, le mien les convertit en notes, un solfège intérieur, j’entends le ré-la, ré-la rythmé des klaxons de police, le si-la, si-la plaintif et déchirant de la sirène des pompiers, si rouge comme le sang, la blanc comme l’hôpital. Mon silence sonne comme un la. Le la sur lequel les musiciens s’accordent avant de jouer un morceau, le la sur lequel nous nous accordons si bien dans notre famille.
Extraits
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