Prologue
À l’ombre de son pilier, il l’observait intensément, seule et perdue au milieu de la cohue, et son sourire brillait telle une lame. Qui pouvait dire quelles sombres pensées agitaient son esprit ? Soudain, il rajusta son haut-de-forme et, dans un froissement de cape, fendit la foule pour la rejoindre.
Dix heures, indiquait l’immense horloge cuivrée de la gare de Saint-Pancras. Inquiète, la jeune femme balayait le grand hall du regard, se laissant docilement bousculer par les voyageurs pressés. Elle ne le sentit pas approcher.
– Je suis ici.
Il venait de surgir dans son dos. Elle ne put retenir une exclamation de surprise.
– Dieu soit loué : j’ai cru un moment que vous m’aviez abandonnée.
Il lui caressa la joue. « Ne prononce pas le nom de Dieu. » Elle avait revêtu l’une des longues robes de soie noire qu’il lui avait offertes et un manteau de daim cintré, noir lui aussi, serrait sa taille de guêpe.
Souriant, il passa ses doigts bagués d’argent dans le flot ondoyant de sa chevelure.
– Tu es à moi, à moi pour l’éternité.
Pourquoi répétait-il cela ? Elle opina pourtant, serrant son petit sac contre elle. Tout autour d’eux, la foule tumultueuse convergeait vers les quais. Les gens se pressaient et s’invectivaient sans leur prêter la moindre attention.
– L’éternité, fit encore le comte.
Déployant sa cape, il la referma sur elle et la tint longuement serrée. Puis il claqua des doigts.
Abasourdie, la jeune femme fit doucement volte-face. Tous les passagers s’étaient arrêtés de courir, de parler, de bouger. Le monde s’était figé dans un silence total.
– Vous…
– Ne dis rien.
Un frémissement la parcourut. Reculant d’un pas, le comte abaissa ses lunettes aux verres teintés et darda sur elle un regard amusé.
– Ton navire partira pour New York demain soir. Une cabine a été réservée à ton nom sur le pont supérieur.
– Vous me l’avez déjà dit.
Elle le fixait, fascinée par la pâle splendeur de son visage et le doux halo de lumière mordorée qui baignait sa silhouette. Il poursuivit :
– Le duc de Manhattan ne quitte que très rarement sa résidence. Tu te rendras chez lui dès ton arrivée.
Elle acquiesça. La sourde appréhension qu’elle était parvenue à tenir à distance l’oppressait de nouveau.
– Tu ne dois pas avoir peur, reprit le comte comme s’il lisait dans ses pensées. Il ne te connaît pas, il ignore tout des liens qui nous unissent.
– Mais êtes-vous sûr…
– Qu’il détient bien le troisième fragment ? On ne peut plus certain, ma chère. Je sais aussi qu’il ignore tout des pouvoirs du Venefactor. À ses yeux, il s’agit d’un artefact parmi d’autres. Avant tout, il te faudra trouver où il le cache. Et je gage, murmura-t-il en prenant son visage entre ses mains gantées, que tu sauras lui arracher ce secret. Qui pourrait résister à l’innocence d’un tel regard ?
Elle ferma les yeux, espérant, sans trop y croire, qu’il allait l’embrasser.
Extraits
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