#Roman francophone

Titus n'aimait pas Bérénice

Nathalie Azoulai

Quand on parle d'amour en France, Racine arrive toujours dans la conversation, à un moment ou à un autre, surtout quand il est question de chagrin, d'abandon. On ne cite pas Corneille, on cite Racine. Les gens déclament ses vers même sans les comprendre pour vous signifier une empathie, une émotion commune, une langue qui vous rapproche. Racine, c'est à la fois le patrimoine, mais quand on l'écoute bien, quand on s'y penche, c'est aussi du mystère, beaucoup de mystère. Autour de ce marbre classique et blanc, des ombres rôdent. Alors Nathalie Azoulai a eu envie d'aller y voir de plus près. Elle a imaginé un chagrin d'amour contemporain, Titus et Bérénice aujourd'hui, avec une Bérénice quittée, abandonnée, qui cherche à adoucir sa peine en remontant à la source, la Bérénice de Racine, et au-delà, Racine lui-même, sa vie, ses contradictions, sa langue. La Bérénice de Nathalie Azoulai veut comprendre comment un homme de sa condition, dans son siècle, coincé entre Port-Royal et Versailles, entre le rigorisme janséniste et le faste de Louis XIV, a réussi à écrire des vers aussi justes et puissants sur la passion amoureuse, principalement du point de vue féminin. En un mot, elle ne cesse de se demander comment un homme comme lui peut avoir écrit des choses comme ça. C'est l'intention de ce roman où l'auteur a tout de même pris certaines libertés avec l'exactitude historique et biographique pour pouvoir raconter une histoire qui n'existe nulle part déjà consignée, à savoir celle d'une langue, d'un imaginaire, d'une topographie intime. Il ne reste que peu d'écrits de Racine, quelques lettres à son fils, à Boileau mais rien qui relate ses tiraillements intimes. On dit que le reste a été brûlé. Ce roman passe certes par les faits et les dates mais ce ne sont que des portes, comme dans un slalom, entre lesquelles, on glane, on imagine, on écrit et qu'on bouscule sans pénalités.

Par Nathalie Azoulai
Chez P.O.L

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Editeur

P.O.L

Genre

Littérature française

Titus reginam Berenicen statim ab Urbe dimisit invitus invitam.

Aussitôt, Titus éloigna la reine Bérénice de Rome malgré lui et malgré elle.

Suétone, Vie de Titus

 

 

Titus n'aimait pas Bérénice

 

 

Titus mange goulûment. Il a une faim proportionnelle à l’énergie que lui demande ce moment. Bérénice ne touche pas à son plat. Elle reste immobile, le regard fixé sur son assiette. Puis elle pleure. Il la prend dans ses bras. Elle veut s’en aller, il la retient. Quel monstre suis-je ? dit Titus en essuyant une dernière fois les pleurs de celle qu’il a tant aimée, mais sa décision ne change pas. Titus aime Bérénice et la quitte.

Titus quitte Bérénice pour ne pas quitter Roma, son épouse légitime, la mère de ses enfants. Titus n’aime plus Roma depuis longtemps mais elle est courageuse, vaillante, compréhensive, alors pour ne rien changer, ne rien détruire, Titus s’avance vers Roma et dit, reprends-moi, et Roma, qui ne supporte pas qu’il abandonne ainsi le château de leurs années, le reprend.

Le soir où Titus la quitte, Bérénice ne peut plus se tenir debout. Sitôt rentrée, elle s’allonge. Mais même à l’horizontale, elle se sent encore très longue, très instable. Tout tourne autour d’elle et soudain son estomac se soulève. Mais elle ne parvient pas à vomir. Elle se recouche, et là sa nausée revient de plus loin encore, d’une zone du ventre plus enfouie, plus sourde, qui, d’habitude, ne se manifeste pas, ne gagne pas la surface. Elle ne sait pas encore que le fiel est l’autre nom de la bile mais comprend que les profondeurs du corps et de l’âme se logent au même endroit. L’abandon de Titus, c’est une tache noire sur sa peau. « Adam avant le péché était un diamant, et après le péché il est devenu un charbon », écrit Saint-Cyran, le complice de Cornélius Jansen.

 

On dit qu’il faut un an pour se remettre d’un chagrin d’amour. On dit aussi des tas d’autres choses dont la banalité finit par émousser la vérité.

C’est comme une maladie, c’est physiologique, il faut que l’organisme se reconstitue.

Un jour, tu ne te souviendras que des bons moments (la chose la plus absurde qu’elle ait entendue).

Tu en ressortiras plus forte.

Tu dis que tu n’aimeras plus jamais mais tu verras.

La vie reprend toujours ses droits.

Etc.

Ces phrases lui arrivent, la recouvrent, la bercent. Pour être tout à fait honnête, elle a besoin de ce babil de convalescence. Toutes ces langues quifont bruire autour d’elle l’empathie, l’universalisme et le pragmatisme lui sont un lit de feuilles où déposer son misérable corps. Et cependant, elle aspire parfois au silence complet, à un cercle de proches au centre duquel elle viendrait s’asseoir, pour qu’on la regarde et qu’on l’écoute sans un mot.

Et puis, un jour, au milieu d’une autre confession que la sienne ou en réponse à la sienne, elle entend, Quel ne fut mon ennui dans l’Orient désert !

La voix est grave, le regard vague, la poitrine mobilisée. C’est touchant et c’est pathétique. C’est singulier et c’est choral, cette voix en appelle une autre qui en appelle une autre, à l’infini. Elle sourit.

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20/08/2015 320 pages 17,90 €
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