Berbère dans le nom
Longtemps je me suis cru Français de France, fils d’une jeune Charentaise née à Angoulême, petit-fils d’un grand-père maternel paysan qui avait épousé une infirmière-major originaire de Bourges, employée au sanatorium voisin de la fameuse Barbezieux où Jacques Chardonne avait situé le lieu exact du bonheur. Mon univers d’enfant se limitait à Bordeaux dont les hautes grilles bordant encore le port des Chartrons interdisaient tout regard par-delà la veine brune de la Garonne.
Côté paternel c’était le grand vide, l’inconnu, car de père il n’y avait pas. Seulement un creux rempli du peu d’imagination que je m’autorisais. Je m’appelais Éric Chabrerie, cela sonnait son terroir profond, chèvres, chevreaux et bergerie, un nom qui allait bien aux ambiances de fermes que je retrouvais l’été en vacances, dans la famille de ma mère. Je me souviens d’un écureuil dans sa roue chez les anciens métayers de mon arrière-grand-père, un écureuil tout roux qui galopait sur place. J’étais sans le savoir cet animal pris au piège de son ignorance. Seul mon lieu de naissance, Nice, introduisait un peu d’exotisme et de mystère dans mon ordinaire d’enfant dit naturel qui mettrait pas mal de temps à trouver sa vraie nature. Je n’étais pas assez jongleur de mots pour découvrir que dans mon patronyme se cachaient toutes les lettres du vocable berbère. C’est ainsi : berbère était dans Chabrerie, berbère était dans mon nom, un membre fantôme, une ombre qu’aucune lueur ne venait dissiper. Dans ce continent maternel de Chabrerie dormait la Berbérie.
Comment aurais-je pu le deviner, puisque je ne savais rien de ce peuple dont la gloire discrète s’était construite sur l’autre rive de la Méditerranée ? Aurais-je grandi à Nice, peut-être aurais-je été mis au parfum de son existence par une indiscrétion du sirocco changé en mistral. Mais si j’étais né à Nice, j’avais aussitôt vécu ailleurs, dans le Bordeaux noir et fermé des années soixante. Il faudrait mettre un peu de couleur et de lumière dans cette vie. Patience.
Lorsque, vers ma dixième année, ma mère épousa Michel Fottorino, originaire de Tunisie, ce père tombé du ciel bleu me donna son nom, son histoire et sa géographie du soleil. Un premier rapprochement s’établit, une jonction heureuse entre Nice et Tunis, une sorte de trait d’union, un glissement sémantique. Si j’étais né à Nice, c’est bien que je venais un peu de Tunis. Ça sonnait bien même si ça sonnait faux. J’aimais cette contrebande de l’identité. Le creux pouvait enfin se remplir d’imagination à grands flots de thé à la menthe, de sirop d’orgeat et d’eau fraîche dégoulinant des gargoulettes. Devenu Fottorino, je pris à mon compte les souvenirs d’exil de cette tribu, merci pour les oasis, merci pour le couscous, merci pour les piscines romaines de Gafsa, pour la mer et le sable doré, merci pour les pâtisseries dégoulinant de miel et collant aux doigts et au cœur, pour les dattes translucides, pour le chott el-Jerid.
Extraits
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