#Roman francophone

Sous la ville rouge

René Frégni

Charlie Hasard habite à Marseille. Ce solitaire ne connaît que deux passions : l'écriture et la boxe. Il a subi de nombreux échecs auprès des éditeurs, et trouve un exutoire dans les séances d'entraînement. Quand un de ses textes attire enfin l'attention d'un éditeur parisien, Charlie est persuadé que sa vie va enfin changer C'est en réalité le début pour lui d'un effrayant engrenage. L'histoire de cet écrivain cherchant ses mots à coups de pioche se déroule dans le cadre lumineux et violent de Marseille, que René Frégni décrit avec le lyrisme sensuel qui est sa marque. Sous la ville rouge : à la fois un thriller redoutablement efficace et une fable sur le désir d'écrire.

Par René Frégni
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

1

 

Chien des quais

 

 

 

Marseille, en cette fin d’été, sentait l’urine, le gaz d’échappement et l’inquiétude. Les pigeons s’abattaient de plus en plus nombreux sur les toits de la ville. Seul, sur un puissant scooter de couleur blanche, un homme fonçait dans les quartiers Sud, il prenait en chasse les trafiquants de drogue et les exécutait froidement au 11.43. Une sorte de « nettoyeur » qui glaçait le dos des voyous, intriguait les lecteurs de journaux à l’heure du café et ne déplaisait pas à tous ceux qui regardaient Marseille s’enfoncer dans la crasse, la misère et la violence.

Vingt et un règlements de comptes depuis le début de l’année, des corps criblés de balles ou retrouvés calcinés dans des carcasses de voitures volées, sous les barres blanches de Campagne-Lévêque, de La Castellane, du Plan d’Aou ou plus au sud dans les quartiers de La Cayolle, de La Soude ou de Bel-Air. Des cités interdites où des adolescents illettrés et amoraux, parfois armés, roulaient à tombeau ouvert, sans casque, sur des scooters flambant neufs. Des colosses de béton écrasant d’anciens villages aux tuiles plates avec jardins. De vertigineuses parois d’ombre au-dessus de quelques vieilles glycines aux grappes de fleurs mauves qui écartent depuis cent ans les barreaux rouillés d’une clôture au fond d’une impasse.

Une sénatrice en appelait à l’armée, les préfets valsaient, les caïds valsaient, les cartons d’emballage des fast-foods valsaient sous le fouet du mistral.

Seules les îles étincelaient au loin dans une plaque de cuivre et d’étain dressée contre le ciel. Une ville noire face à la plus étonnante rade du monde. Une ville à la dérive qui n’avait pas vu une goutte d’eau depuis trois mois, où seules les armes de guerre crépitaient, dans la poussière et le béton des grands boulevards périphériques bordés de lauriers-roses fleuris de papiers gras et de lambeaux de plastique.

 

 

 

Charlie Hasard glissa dans son sac de sport la paire de gants de boxe achetée sept euros au marché aux puces le dimanche précédent et dégringola l’escalier.

Au rez-de-chaussée il jeta un coup d’œil dans sa boîte aux lettres, trouva une enveloppe sous une épaisse liasse de publicités. Son ventre flamba. Le nom de l’un des plus prestigieux éditeurs de romans ornait le coin de l’enveloppe. Il la déchira plus qu’il ne l’ouvrit. En dix ans Charlie avait envoyé six manuscrits à divers éditeurs concentrés dans deux arrondissements de Paris. Tous refusés de manière laconique et brutale.

Pourtant Charlie persévérait, dès qu’il avait un moment il s’installait à la table de sa petite cuisine, face au mur, écartait assiettes, bouteilles, pots de confiture et imprimés, ouvrait son cahier rouge, il n’achetait que des cahiers rouges, et il reprenait là le fil de ses rêveries.

Dix ans de voyages, d’hallucinations vers le mot le plus juste, le plus coloré, le plus émouvant. Une espèce de transe qu’il venait chercher là, à n’importe quelle heure, sur un mur que personne n’avait jamais repeint. Dix ans de mots sur le mur d’une vieille cuisine, dans une ruelle en pente de Marseille usée par le soleil, le vent et le pas fatigué des gens qui ramènent des cabas de légumes et de fromages du marché de la Plaine ou de Noailles. Dix ans de lumière face à un mur. Dix ans d’humiliation sous une boîte aux lettres.

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19/04/2013 123 pages 11,90 €
Scannez le code barre 9782070141227
9782070141227
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