#Roman francophone

L'écrivain de la famille

Grégoire Delacourt

Je venais d'avoir le bac de justesse. Ma soeur avait quatorze ans, elle écoutait Sheila chanter Hôtel de la plage avec les B Devotion, allongée sur son lit. Il y avait des posters de Richard Gere et de Thierry Lhermitte sur les murs. Elle croyait au prince charmant. Elle avait peur de coucher avec un garçon, à moins qu'il ne fût le prince. Elle m'avait demandé si ça avait été bien ma première fois et j'avais répondu, d'une voix douce, oui, oui, je crois que c'était bien, et elle avait eu envie qu'on dise ça d'elle un jour, juste ça, oui, oui, c'était bien. Et puis notre frère était entré dans la chambre, il nous avait couverts de ses ailes et nos enfances avaient disparu. A sept ans, Edouard écrit son premier poème, quatre rimes pauvres qui vont le porter aux nues et faire de lui l'écrivain de la famille. Mais le destin que les autres vous choisissent n'est jamais tout à fait le bon. Avec grâce et délicatesse, Grégoire Delacourt nous conte une histoire simple, familiale, drôle et bouleversante.

Par Grégoire Delacourt
Chez Jean-Claude Lattès

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Genre

Littérature française

À sept ans, j'écrivis des rimes.


Maman
T'es pas du Zan.
Papa
Tu fais des grands pas.
Mamie
T'es douce comme de la mie.
Papy
Tout le monde fait pipi.

 

À sept ans, je connus mon premier succès littéraire. La maman en question me serra dans ses bras. Le papa, la mamie et le papy applaudirent.
Les compliments fusèrent. Les verres trinquèrent. Des mots importants furent prononcés. Un don. Il le tient de son grand-père Pierre, celui qui a écrit cette si jolie lettre de Mauthausen, en 1941. Un poète. Un Rimbaud de sept ans.
Il y eut une larme aussi, sur la joue de mon père ; lente et lourde. Du mercure.
Les regards changèrent. Les sourires s'allongèrent. En quatre rimes pauvres, j'étais devenu l'écrivain de la famille.


À huit ans, je n'eus plus rien à écrire.
La grâce des homonymes appris au CM1 me permit un temps de faire illusion. Je me revois dans la cuisine jaune pâle de notre maison de Valenciennes sortir de ma poche une feuille pliée dans laquelle mes parents émerveillés (qui rime avec pliée) attendaient la confir­mation de la poésie et du génie.


Je suis allé vers la chaire
J'ai trouvé quelqu'un de cher
Qui voulait manger ma chair


Ma sœur se mit à crier. Mon frère s'envola jusqu'au faîte du bahut. Ma mère bondit vers les escalopes qui brûlaient.
Mon père, lui, ne bougea pas. Une lueur étrange irradiait ses yeux verts. Il hocha imperceptiblement la tête. Je sais aujourd'hui que mes mots s'y bouscu­laient.
Plus tard, alors que j'étais au lit, il me demanda si je connaissais celui-ci, extraordinaire, que seuls quelques hommes savent prononcer sans trébucher. Ce mot qui sépare le vulgum pecus du poète :
— Transsubstantiation. Je restai coi.
— C'est le terme qui désigne la transformation d'une substance en une autre. La chair de ton poème, c'est l'amour de Dieu. Je le sais, à cause de chaire qui dit église et de cher qui dit amour. Comment as-tu trouvé ça ?
— Je ne sais pas papa, c'est venu tout seul. Il posa un baiser sur mon front.
— Alors continue. Laisse les choses s'écrire.

À neuf ans, je fus dans la position de ceux qui eurent du talent trop tôt.
Souvenez-vous. Joselito. Billy. Les Poppys. Melody Jordy Santiana. Kenji Sawada.
Les mots s'usaient à mesure que je grandissais.
J'entendis pour la première fois l'expression un feu de paille et compris que, même lorsqu'ils étaient jolis ou campagnards, les mots pouvaient être cruels.
À neuf ans, je connus la déchéance.
Écrit n'importe quoi, commenta la maîtresse. Voir un conseiller pédagogique. Les mots de la directrice enfoncèrent le clou. Doit redoubler. Thérapie à pré­voir.
À l'aube de mon dixième anniversaire, mes parents se réunirent en conclave.
Un jour et une nuit durant, les volutes des Gitanes de l'un se mêlèrent à celles des Royale Menthol de l'autre dans un brouillard criminel. Mon frère, ma sœur et moi tout ce temps assis derrière la porte du salon, eûmes les yeux rouges des toxicomanes, le ventre affamé des condamnés en attendant le ver­dict. Plusieurs fois mon frère plus jeune de trois cent soixante-trois jours déploya ses ailes et marmonna des airs de Tino Rossi. Ma très jeune sœur, d'ordinaire dans les aigus, se mit à parler d'une voix grave. Quant à moi, je coulai sur une feuille de papier toilette le poème de l'apocalypse dernier :

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12/01/2011 264 pages 17,00 €
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