#Polar

Emprise

Elsa Chabrol

Babou, jolie célibataire de 39 ans, s’engage comme visiteuse de prison. Son détenu s’appelle Lucas. Un homme attachant dont elle ne tarde pas à tomber amoureuse… Seulement Lucas purge une longue peine pour un crime odieux. Ce crime, il nie l’avoir commis et révèle à Babou le secret qui prouve son innocence. Qui est Lucas ? Un homme délicieux qui doit à tout prix recouvrer sa liberté ? Ou un criminel sans scrupules doublé d’un manipulateur ? Pour le découvrir, Babou va devoir prendre tous les risques.

Par Elsa Chabrol
Chez Robert Laffont

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Genre

Policiers

J'ai sonné.
Le portail métallique s'est ouvert dans un bourdon­nement d'une banalité déconcertante, comme s'il s'agissait de n'importe quelle porte d'immeuble.
En traversant d'un pas incertain les vingt mètres de passage bétonné qui me séparaient du guichet blindé, je m'interrogeais une fois de plus sur ma présence dans ce lieu. J'avais déjà ramassé des ivrognes, calmé des drogués en manque, distribué les repas aux crève-la-faim, fait la lecture aux vieillards, accompagné les enfants déshérités au bord de la mer, assisté des han­dicapés, massé les comateux, planqué des sans-papiers, monté les tentes des SDF.
Et donné mon sang.
— Bonjour, je suis visiteuse de prison.
— Vous avez votre carte? répondit un gardien baraqué en se penchant sur son micro.
Ma carte ? Une carte probatoire de six mois. Celle que j'avais reçue par la poste six jours plus tôt.
— Bien sûr !
Je fouillai, m'emmêlai dans mes affaires, butai sur mon rouge à lèvres, ma carte Gold et mon portable, avant de dégainer la fameuse carte et la brandir tel un trophée.
— La voilà!
Ma nervosité le fit sourire.
— C'est la première fois que vous venez ?
J'éclaircis ma voix pour reprendre de l'assise.
— J'ai rendez-vous avec Mlle Dalmasso, la CIP.
— J'ai votre nom. Laissez-moi votre carte, je vais vous donner un badge et une clef.
Une clef ? J'entrais dans une prison et on commen­çait par me donner une clef ?
— La clef c'est pour laisser vos affaires dans un casier, reprit-il, comme s'il avait deviné ma pensée. Là, juste à votre droite. Vous y laissez tout. Y com­pris votre portable. Prenez quelques pièces de mon­naie si vous voulez.
Il nota mon hésitation.
— Au cas où vous vouliez prendre une boisson au distributeur. Accrochez bien le badge à votre veste, il doit être visible. Ensuite vous passez cette porte (il montrait le sas derrière son guichet), vous traversez la grande cour et vous vous présentez devant la porte à gauche du bâtiment suivant.
Pimg ! Pimg !
J'ai mis deux ou trois secondes à réagir. Cette fois, le type a rigolé. Peut-être avais-je l'air d'une gourde, mais pour moi ce bruit s'associait davantage à une onomatopée à la Donald Duck qu'au redoutable sys­tème d'ouverture des portes intérieures d'une maison centrale.

Une première cour sordide, du genre perpétuelle­ment en travaux.
En la traversant, je tentais de me remémorer cette émission de radio entendue un dimanche d'automne pluvieux sur France Inter. Une série de témoignages poignants sur le suicide en prison et sur le rôle essen­tiel des visiteurs pour ceux qui s'y morfondent, seuls et isolés. Les détenus. Ces misérables dont on ne parle pas. Qu'on ne voit pas. À qui on ne peut don­ner la pièce. Dès le lendemain, j'effectuais les démarches d'agrément.
À ce moment-là, dans cette longue cour, étroite et vide, je frissonnais autant d'excitation que d'an­goisse. Le crime, c'était dans les films et dans les journaux, pas dans ma petite vie douillette à moi. Je savais que les détenus incarcérés ici avaient écopé de dix ans à perpète. En France, pour subir de telles condamnations, il faut commettre des crimes graves. Très graves. J'allais voir des assassins.
Des monstres.
Pimg ! Pimg ! La deuxième porte s'ouvrit sur un passage de douane d'aéroport. Le même portail flan­qué de son petit tapis roulant et de ses cuvettes en plastique. Ces douaniers-là se trouvaient derrière une haute vitre blindée située à plusieurs mètres du sol.
Je posai mon manteau, passai. Ça sonna.
Une fonctionnaire, tout là-haut, demanda quelque chose à travers un micro au son crapoteux.
Je criai :
— Comment ?
Elle répéta. Mes poches ?
— Rien ! dis-je en écartant les bras.
— Pas de ceinture ? Pas de monnaie ?
— Non ! Ah si ! Ma bague.
Je repassai. Ça sonna encore.
Je me demandais si ma nervosité n'allait pas me rendre suspecte.
— Votre barrette ?
— Ma barrette ! Bien sûr ! Dites, c'est sensible votre truc !
— Très ! répondit-elle fièrement.
Cette fois, je suis passée. Décoiffée. Pimg ! Pimg !
Un couloir. Un ascenseur.
J'arrivai dans le bureau d'Agnès Dalmasso, la conseillère d'insertion et de probation.
Je m'attendais à une dame d'un certain âge à l'aspect rébarbatif, je découvris une jolie brune aux cheveux courts, à peine trentenaire, en jean et che­mise décontractés, nature : une monitrice de colo.
— Mademoiselle Belin ? Bonjour ! s'exclama-t-elle sans attendre ma réponse.
Dans le même élan, elle entama un monologue parfaitement maîtrisé qu'elle rythma en jouant du res­sort de son stylo. Son métier était plus proche de l'assistante sociale, clic, elle ne dépendait pas de la direction de la centrale, clic, elle n'était donc pas une surveillante, clic, son boulot c'était d'accompagner les détenus dans leur projet de réinsertion, clic, de préparer leur libération, clic, d'où l'importance des visiteurs, clic, pour certains le seul lien avec l'exté­rieur...
Un an que j'avais fait ma demande d'agrément, un an de participation aux diverses formations de l'As­sociation nationale des visiteurs de prison, je savais déjà tout ça.

Son bureau était jonché de dossiers. Une tasse de café portant les traces d'un rouge à lèvres pâle, des Post-it de couleurs vives collés ici ou là, un crayon mâchonné... Je repérai les feuilles de tableaux avec des horaires de visite et des listes de noms. Ceux des détenus. Le mien devait être un de ceux-là...
Mlle Dalmasso m'expliquait qu'elle avait plus de soixante détenus dans son portefeuille clic, mais - elle le répéta deux fois - elle saurait se rendre dis­ponible à chaque fois que j'en aurais besoin. Clic.
Elle posa enfin son stylo.
— Vous allez voir M. Martin. Il a trente-quatre ans, de nationalité française. Comme vous devez le savoir, c'est tout ce que j'ai le droit de vous dire à son propos...
J'opinai avec force.
— Mais rassurez-vous, poursuivit-elle d'un air amusé, puisque vous débutez, je vous ai choisi un cas pas lourd.
— Pas lourd, ça veut dire quoi pour vous ?
— Un type gentil. Jamais d'histoire. Calme. Je sais que vous êtes déjà passée par l'ANVP, vous êtes donc bien informée...
J'ajoutai, en bonne élève :
— Ce sont des gens très motivés !
— Je vais quand même vous répéter quelques principes fondamentaux.
Elle se colla au dossier de son fauteuil pour débiter à toute allure :
— Vous êtes là pour écouter le détenu, pas pour le juger. Vous n'avez pas à savoir ce qu'il a fait, ni à quoi il a été condamné. Vous n'avez pas à lui poser de question. Libre à lui de vous le dire ou pas. Libre à lui aussi de vous mentir. Vous n'avez pas le droit de l'aider, ni d'intervenir auprès d'autrui, de passer du courrier ou de lui donner quoi que ce soit. Encore moins de l'argent. En cas de problème ou en cas de doute, appelez-moi ou venez me voir, n'hésitez pas. Voilà ! ponctua-t-elle en se levant.
Je ne bougeai pas. Fallait-il que j'y aille là, tout de suite ? Allait-elle déjà me laisser toute seule face à... à l'autre, alors que j'avais encore une tonne de ques­tions à lui poser ?
Sauf qu'aucune ne me venait à l'esprit.
— Il vous attend au parloir, c'est le même que pour les avocats. Je vous accompagne. Comme ça, vous connaîtrez le chemin ! déclara-t-elle avec entrain.
Nous suivîmes des couloirs jusqu'à une nouvelle cour arborée, parsemée de jolis bosquets fleuris.
— C'est la promenade ?
Elle éclata de rire.
— Les détenus ne viennent jamais ici. C'est bien trop près de la sortie !
— Ah bon ?
On en était pourtant à la troisième cour, au qua­trième sas et j'avais arrêté de compter les «Pimg ! Pimg ! ».
Depuis des mois, j'imaginais «mon» détenu. Il serait donc jeune. Trente-quatre ans. Plus jeune que moi. Tant mieux. Un mafieux ? Un trafiquant de drogue ? À moins qu'il n'ait tué sa femme, égorgé une vieille, ou violé une petite fille... Ou bien tout ça à la fois. Ou pire.

Mais bon Dieu, qu'est-ce que j'allais lui dire, à ce type ?
Je voyais déjà un visage blafard aux traits tirés, les joues creusées par la déprime, le regard vidé par les viols successifs sous les douches, le nez explosé par les coups de barre de fer.
«Un type gentil, calme», avait-elle dit.
Gentil comment, pour atterrir en centrale ?
Pimg ! Pimg !
Trop tard pour faire marche arrière, nous étions arrivées.
Une montagne antillaise vint ouvrir. Il jeta un œil aiguisé sur mon badge et un sourire ravageur à Mlle Dalmasso.
— Salut, Agnès ! Ça va ?
— Et toi ? demanda-t-elle sans répondre, pas plus émue par le gringue du colosse que par l'odeur de fauve qui imprégnait l'atmosphère. Voici Mlle Belin qui vient voir Martin.
— OK. Il est là, vous pouvez passer, mademoi­selle.
Pimg ! Pimg !
Cette fois, Dalmasso resta derrière la porte. Elle m'avait laissée seule.
Vite, je l'interpellai avant que la lourde porte à bar­reaux d'acier ne se referme derrière moi.
— Dites...
— Oui ?
— Vous ne m'avez pas dit le prénom de M. Martin.
— Lucas.

2.

Il était là. Assis sur une chaise, près de la porte.
Grand, une carrure de sportif, un teint de pêche, un regard doux. Vêtu d'un jogging bleu et rasé de près, il avait des cheveux courts à peine ondulés et une belle bouche. J'ai pensé qu'un peu de sang noir devait cou­ler dans ses veines pour qu'il soit aussi joli garçon. Rien de séducteur dans son attitude, il avait juste l'air, en effet, très gentil. Et sain. «À lui donner le Bon Dieu sans confession», aurait dit ma grand-mère.
Chacun a balbutié un «bonjour». J'ai dû le frôler pour me faufiler de l'autre côté de l'étroite table en formica qui occupait presque tout l'espace, avant de me laisser tomber, lourde et sans grâce, sur la chaise lui faisant face.
Un troupeau d'anges est passé.
De hautes cloisons beiges, neutres, nues, rien où poser le regard en dehors de ce détenu assis là, tout près, qui m'observait le sourire aux lèvres. Le silence devenait intenable. Derrière lui, la porte était équipée d'une lucarne à vitre teintée permettant sans doute au surveillant de ne distinguer que des ombres. Elle était fermée.
J'eus soudain l'impression d'étouffer. S'il prenait à ce type l'envie subite de m'étrangler, personne ne s'en apercevrait.
— Je... je ne vais pas vous mentir, dis-je en regret­tant la maladresse de la formule, c'est la première fois que j'effectue une visite.
— Vous aussi vous êtes mon premier visiteur depuis que je suis ici, répondit-il du tac au tac.
Un très léger accent du Sud, un timbre agréable, un débit normal.
Une volée de questions se bouscula dans mon esprit : « De quel genre de visiteur parlez-vous ? Vous n'avez plus de famille, pas d'avocat ? Qu'avez-vous fait de si horrible pour que personne ne vienne vous voir ? Depuis combien de temps êtes-vous là? Vous avez pris combien ? »
— Ah ? fis-je bêtement.
— Ouais.
Je ne savais plus quoi dire. Il ne me venait que d'autres questions tout autant inquisitrices, tout autant interdites. Ta mission est d'écouter ! me répétais-je. Encore faudrait-il qu'il parle, l'animal ! Que faire dans ces cas-là, mademoiselle Dalmasso ?
Il étendit ses jambes, croisa ses bras et dit, avec une pointe de compassion :
— Ma CIP m'a demandé de vous rencontrer, je n'ai pas voulu la contrarier, c'est tout. Si vous êtes venue pour m'écouter, vous allez vous ennuyer. Je n'ai rien à vous dire. Ma vie est assez routinière, vous savez ?
J'acquiesçai.
— Rien de bien mirobolant par ici ! ajouta-t-il avant d'éclater de rire.
Son rire avait quelque chose de juvénile. Ni moqueur ni sarcastique. Juste réjoui. Ses yeux n'étaient plus que deux fentes et ses dents éclataient d'une blancheur provocante.
Je ris aussi. Un rire jaune destiné à combler quelques secondes de plus, tout en pensant que j'étais probablement en train de rigoler avec un meurtrier sanguinaire.
— Je suis désolé. J'ai tendance à être franc, c'est pourquoi ici j'ai appris à me taire. En prison, c'est délicat, il faut faire attention à qui on s'adresse, à chaque mot prononcé. Il est plus facile de se taire. On s'habitue au silence.
— Vous ne discutez jamais avec les surveillants ?
— Le moins possible. On pourrait me voir comme un espion et ça attire les ennuis. Et moi, des ennuis, j'en veux pas. C'est pour ça que quand la CIP m'a parlé d'un visiteur, je me suis dit que si j'avais quelqu'un avec qui discuter de temps en temps, ça me ferait du bien.
— Que vous a-t-elle dit de moi ?
— Rien. Je ne savais même pas si c'était un homme ou une femme qui allait venir ! Je pensais voir rappliquer une grenouille de bénitier ou un scout à la retraite, et puis je vois une jolie jeune femme qui m'a l'air bien sympathique. Alors même si je n'ai pas grand-chose à vous dire, ne vous y fiez pas, je suis content.
— Moi aussi, répondis-je timidement.
Il eut un sourire que je n'oublierai jamais.

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08/11/2012 324 pages 20,00 €
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