#Roman étranger

L'amour aux temps du choléra

Gabriel Garcia Marquez

Dans une petite ville des Caraïbes, à la fin du XXe siècle, un jeune télégraphiste, pauvre, maladroit, poète et violoniste, tombe amoureux fou de l'écolière la plus ravissante qu'on puisse imaginer. Sous les amandiers d'un parc, il lui jure un amour éternel et elle accepte de l'épouser. Pendant trois ans, ils ne feront que penser l'un à l'autre, vivre l'un pour l'autre, rêver l'un de l'autre, plongés dans l'envoûtement de l'amour. Jusqu'au jour où l'éblouissante Fermina Daza, créature magique et altière, irrésistible d'intelligence et de grâce, préférera un jeune et riche médecin, Juvenal Urbino, à la passion invincible du médiocre Florentino Ariza. Fermina et Juvenal gravissent avec éclat les échelons de la réussite en même temps qu'ils traversent les épreuves de la routine conjugale.

Par Gabriel Garcia Marquez
Chez Grasset & Fasquelle

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Genre

Littérature sud-américaine

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« Sur les chemins qui s’ouvrent ici

va une déesse couronnée. »

Leandro Diaz

I

C’était inévitable : l’odeur des amandes amères lui rappelait toujours le destin des amours contrariées. Le docteur Juvenal Urbino s’en rendit compte dès son entrée dans la maison encore plongée dans la pénombre où il était accouru d’urgence afin de traiter un cas qui pour lui avait cessé d’être urgent depuis déjà de nombreuses années. Le réfugié antillais Jeremiah de Saint-Amour, invalide de guerre, photographe d’enfants et son adversaire le plus charitable aux échecs, s’était mis à l’abri des tourments de la mémoire grâce à une fumigation de cyanure d’or.

Il trouva le cadavre recouvert d’un drap sur le châlit où il avait toujours dormi, près d’un tabouret avec la cuvette qui avait servi à l’évaporation du poison. Par terre, attaché au pied du châlit, il y avait le corps allongé d’un grand danois au poitrail de neige et, près de lui, les béquilles. Par la fenêtre, la splendeur de l’aube commençait à peine à éclairer la pièce suffocante et bigarrée qui servait à la fois d’alcôve et de laboratoire, mais la lumière était suffisante pour que l’on reconnût d’emblée l’autorité de la mort. Les autres fenêtres, ainsi que toutes les fissures de la pièce, étaient calfeutrées avec des chiffons ou scellées de cartons noirs, ce qui augmentait son oppressante densité. Il y avait une grande table jonchée de flacons et de pots sans étiquettes et, sous une ampoule ordinaire recouverte de papier rouge, deux cuvettes en potin gris ébréché. La troisième cuvette, celle du fixateur, était celle-là même trouvée près du cadavre. Et partout des revues et des vieux journaux, des piles de négatifs en plaques de verre, des meubles cassés, mais tout était préservé de la poussière par une main diligente. Bien que l’air de la fenêtre eût purifié l’atmosphère, demeurait encore, pour qui savait l’identifier, la cendre tiède des amours infortunées des amandes amères. Le docteur Juvenal Urbino avait plus d’une fois pensé, sans esprit de prémonition, que cet endroit n’était guère propice pour mourir dans la grâce du Seigneur. Mais avec le temps il avait fini par supposer que son désordre obéissait peut-être à une détermination calculée de la divine providence.

Un commissaire de police l’avait précédé, accompagné d’un tout jeune étudiant en médecine qui faisait son stage de médecine légale au dispensaire municipal, et c’étaient eux qui avaient aéré la pièce et recouvert le cadavre en attendant l’arrivée du docteur Urbino. Tous deux le saluèrent avec une solennité qui, cette fois, tenait plus des condoléances que de la vénération, car personne n’ignorait l’étroite amitié qui le liait à Jeremiah de Saint-Amour. L’éminent maître leur serra la main, ainsi qu’il le faisait depuis toujours avec chacun de ses élèves avant de commencer son cours de clinique générale. Puis il prit le bord du drap entre le pouce et l’index comme s’il s’agissait d’une fleur, et découvrit peu à peu le cadavre avec une parcimonie sacramentelle. Il était nu comme un ver, raide et tordu, les yeux ouverts et le corps bleu, et paraissait avoir cinquante ans de plus que la veille. Il avait les pupilles diaphanes, la barbe et les cheveux jaunâtres et le ventre traversé d’une ancienne cicatrice cousue avec des noeuds de vache. L’envergure du torse et des bras était celle d’un galérien, à cause du travail des béquilles, mais ses jambes sans défense semblaient appartenir à un orphelin. Le docteur Juvenal Urbino le contempla un instant le coeur douloureux comme peu souvent il lui était arrivé de l’avoir au cours de ses longues années de joute stérile contre la mort.

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trad. Annie Morvan
08/10/2009 378 pages 22,20 €
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