#Roman francophone

Le Shnorrer de la rue des rosiers

Michèle Kahn

Alors que le Shnorrer déambule dans la rue des Rosiers en quête d'un petit travail ou d'une piécette, le boulanger l'envoie livrer des gâteaux rue du Roi-doré chez Stan Marin, un très riche maroquinier. En découvrant que ce personnage porte le même prénom que lui, le Shnorrer est pris d'une rage froide : " Dire que, tel un chien galeux, il se traînait dans les rues, du matin au soir, par n'importe quel temps pendant qu'un autre Stanislaw, ici, vivait heureux comme un ver dans un raifort. " Le maroquinier, qui a entendu ses gémissements, l'invite à partager le dîner qu'il offre à ses amis, lui glisse des billets dans la poche et lui demande de revenir le jeudi suivant. Sept jeudis de suite, il lui contera son passé. Il a vingt ans et habite à Lodz en Pologne lorsque la guerre éclate. Arrêté, il est envoyé à Dachau, puis dans d'autres camps. Pendant cinq ans, il connaîtra le pire : coups, humiliations, froid, faim, omniprésence de la mort, barbarie et sadisme des officiers SS qui obligent un détenu à engloutir des litres de soupe jusqu'à ce qu'il meure d'indigestion sous les yeux de ses camarades qui meurent de faim. Stan Marin a accompli son devoir de témoin, tandis que le Shnorrer, désormais investi d'une mission - transmettre à son tour -, porte un regard neuf sur lui-même et sur le monde.

Par Michèle Kahn
Chez Bibliophane - Daniel Radford

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Genre

Littérature française

 

 

 

Préambule

 

 

Un homme, un ami, m’a un jour élue témoin privilégié du récit de ses années de déportation. « Afin, me dit-il, que tu l’écrives. » Ne souhaitant pas rédiger lui-même cet épisode de sa vie, il désirait cependant que ses souvenirs demeurent vivants. « Moi, je voudrais oublier, dit-il encore, mais j’ai le devoir de dire ce que j’ai vécu. »

Pour ma part, j’ai pensé que mon devoir était alors d’écrire. Je ne suis donc ici que le porte-parole d’un homme qui souhaite rester anonyme tout en livrant son témoignage.

Il viendra un temps où l’entière mémoire de cette époque maudite reposera entre les mains d’écrivains, de peintres, de cinéastes, de musiciens. À chacun de trouver sa forme, l’essentiel étant de résister aux forces de l’oubli.

M.K.

 

 

 

 

 

1, Paris, rue du Roi-doré

 

 

D’un bout à l’autre de la rue des Rosiers, on repérait Stanislaw le Shnorrer1 à sa démarche traînante, à la petite valise de cuir râpé qui ballottait au bout de sa main.

Personne n’aurait su donner d’âge à cet homme corpulent. Un grand manteau de drap noir fatigué, lustré, battait ses chevilles. Un halo gris et broussailleux, barbe et cheveux mêlés, encadrait son visage bouffi. Un feutre trop étroit, autrefois gris clair, était posé de guingois sur sa tête tel un chapeau de clown, mais le sérieux de ses petits yeux, derrière les épaisses lunettes de myope, interdisait toute moquerie.

En ce jour de mai 1985, l’homme entra dans la librairie Bibliophane, posa sa valise sur le comptoir et siffla entre ses dents :

– Kippoth ? Mezouzoth ? Tefillin ?2

– Pas aujourd’hui, répondit le libraire en piochant d’un geste machinal dans le tiroir-caisse. Il m’en reste encore.

Le Shnorrer referma la main sur une pièce de cinq francs, marmonna une bénédiction rapide et quitta la boutique.

La rue était animée. En ce jeudi après-midi, on débarquait déjà de tout Paris et de la proche banlieue pour faire son marché du Shabbat. De petits groupes d’hommes – chemises blanches, costumes et chapeaux sombres –, discutaient avec fougue, empiétant sur la chaussée sans se soucier de la circulation, tandis que les femmes se débattaient avec les cabas.

Le Shnorrer dérapa sur une patte de poulet. Rageur, il l’envoya balader dans le caniveau, et se fraya un chemin jusqu’à la boucherie. Écartant le rideau de perles, il passa la tête dans le magasin rouge. « Trop de monde», maugréa-t-il, et il repartit en ruminant des pensées acerbes. Pas un client facile, le boucher ! Il l’obligeait à faire la queue comme un vulgaire acheteur. Ah ! si tous les commerçants pouvaient suivre l’exemple du libraire. Un brave homme, celui-là ! Qu’il vive jusqu’à cent vingt ans ! Suffit d’entr’ouvrir la porte de sa boutique et le grand maigre sort une pièce de sa caisse. Sans bavardage inutile.

Au coin de la rue des Écouffes, il tomba sur Zita, la mendiante assise sur son pliant, une parente de sa femme. Enveloppée dans des châles, elle serrait contre elle le dernier bébé de sa fille.

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30/12/2000 187 pages 16,77 €
Scannez le code barre 9782869700543
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