#Roman francophone

Cul in air

Jean-Paul Manganaro

Jeanne Bécu, alias Madame du Barry, disait ceci : "Le croupion, oui, le croupion, toujours bien en l'air, et avec les plumes de la queue éployées en éventail, horizontalement !" Suivant à la lettre cette consigne qui aurait pu devenir un proverbe, je me suis dit que l'art Cul in air, tel que son nom l'indique, est un art aérien de dosages, de matières, de couleurs, de saveurs, de croisements divers pas toujours saisissables si l'on n'y est pas formé avec tact, délicatesse et entrain. Ce livre essaie de donner corps à ces vertus : je n'y raconte pas les suites du mot de Madame du Barry, mais vous apprendrez comment revigorer ce qui ramollit, pourquoi la Sainte Vierge, quelquefois, lève les yeux au ciel ou pourquoi la Dame aux camélias portait des robes larges. Et vous saurez aussi, chères lectrices et chers lecteurs, vous saurez brider et débrider une poule, farcir ou bourrer le mou à un poulet, renverser un lapin, telle une danseuse ou une crème, ça, oui, vous saurez le faire. Vous saurez tout de Nicodème et de sa cousine quand ils s'attablent, comment déjeuner dans les nuages, tant d'autres choses encore. Vous n'avez d'ailleurs qu'à feuilleter la "Table des Matières" jamais ces deux mots ne furent mieux employés qui se trouve juste derrière cette page, oui, celles qui précèdent, pour avoir l'eau à la bouche et les larmes aux yeux de plaisir, bien entendu. Enfin, comment résister à vous confier ce que m'a dit mon premier lecteur : "Quel beau livre ! à la fois sublime et trivial, raffiné et brutal, lyrique et précis, érudit et élégant, drôle et grave, riche et léger, digressif et certain". Que pourrais-je ajouter de plus ? Au revoir donc et bonne lecture, Cul in air, j'espère, chères lectrices et chers lecteurs, mes semblables et frères.

Par Jean-Paul Manganaro
Chez P.O.L

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Editeur

P.O.L

Genre

Littérature française

 

 

 

Nuit et jour, en toute saison, quelque occurrence, pensée, affection, émoi et émotion, geste et broutage, l’agneau n’aura pensé qu’à une seule et même chose : ah, l’ail ! les aulx ! Ô ! Et de s’alanguir, car il n’a pas le sens du double sens, ce n’est qu’agneau, mais revoit au fond de ses prunelles, les yeux grands ouverts à présent, sa grand-mère brebis et sa tante l’agnelle, sa germaine agneline et sa cousine agnolette puis son frère agnelet, tendre tous vers cette unique et même aspiration. Car l’ail est d’abord une inspiration, profonde, des trompes pulmunales…

 

L’agneau donc pousse à l’ombre de l’ail, mais il n’en sait rien au départ, ni même à l’arrivée, tout cela est enfoncé puis enfoui dans un inconscient qui, en quelque sorte, ne lui appartient pas, ne le concerne que dans un savoir dont il n’a pas l’appréhension. L’ail aussi pousse à l’ombre de l’agneau, d’ailleurs, même si sa destinée inconsciente est plus vaste que celle de l’agneau : son devenir cuit a, je veux dire, une gamme plus large que celle propre à l’agneau, l’agneau équarri, je veux dire, dépecé en côtes et côtelettes, en gigots, en colliers. L’ail, lui, court partout en visite, une bonne humeur sans faille, une robustesse qui défie la sénescence, oui, on le retrouve partout, costaud mais quand même un peu mondain ; et différent, avec ça : jeune, il a la souplesse des cotons et le velouté brillant des vernis à ongles, vieux, il prend du corps comme un Falstaff bon rieur et buveur. Le mouton aussi, cousin de l’agneau, lointain mais cousin quand même, ayant donc droit à l’héritage de l’agneau s’il lui survit, et s’il n’y a d’autres héritiers, vit, lui aussi, dans ce destin glorieux et tragique à l’ombre des aulx de toutes sortes. Et le bouc, n’en parlons pas, toute une élaboration particulière, sur planches, avec rideau pour cacher et révéler, soustraire et additionner, tuer et faire revivre, toute une dolence de larmes et de cris sans chuchotements, et cris et larmes et pleureuses et cendres, cris encore : difficultés des cuisines un peu trop vastes – ou peut-être trop de courants d’air en coulisse.

 

*

 

Tragos et aedos – chanter le bouc – traquer – tracas – tracasser et casser – tragédie. Tragédie ou drame ? Tragédie.

 

Elle. La maison était déserte. Depuis l’entrée une grande salle, une lumière agréable et soumise filtrait par les fenêtres ni trop hautes ni larges, sans rideaux mais abritées par d’étranges boiseries en cèdre. Je n’ai vu que cette lumière : elle me convenait. Je suis allée directement à la cuisine. Il voulait pour dîner une soupe froide et des fruits cuits. J’ai décidé tout de suite ce qui était possible : une soupe froide de tomates, des pêches tièdes. Aucune précision sur la température des fruits, j’ai donc fait à ma guise : pêches tièdes. Les tomates étaient très belles, petites, sans pépins – il ne supposerait pas que j’avais un pépin pour lui –, parfum nécessaire des tomates, s’il ne s’en dégage pas, évitez-les ainsi que le marchand. À l’œil, un kilo et demi, je les ai lavées, laissées s’égoutter seules sur l’évier, j’ai gardé quelques branches, ça donne un petit goût âpre, de campagne dans le nez. J’ai coupé deux oignons moyens, dégoussé quatre caïeux sans ôter la peau, mis un voile de gras de canard dans une grande poêle à couvercle et ajouté deux oignons et deux gousses d’ail, laissant revenir tranquillement, touillant un peu avec une spatule. Au bout de dix minutes, j’ai rajouté les tomates en vrac, coupées en deux, mélangé à peine, recouvert la casserole. Je me suis souvenue que j’avais besoin d’une grosse pomme de terre : j’en ai pelé une d’environ cent grammes. Je ne pèse rien, je soupèse. Quand je pèse c’est pour vérifier que j’ai eu l’œil ou la main, pour comprendre le fonctionnement du soupçon quand il est rapporté à la cuisine, comme certains bouchers heureux que ce qu’ils ont tranché ait le juste poids : c’est un jeu que l’on apprend vite. Il est nécessaire de trancher le soupçon, d’en faire un bon poids, un pondus aureus. On apprend très vite à calculer non des poids, mais des densités et des masses, des volumes, puis, conséquemment, des poids et des mesures. Les liquides, c’est plus complexe. Et, par exemple, deux cent cinquante grammes de sucre dans le paquet d’emballage, cela n’a rien à voir avec ce que vous étalez dans un récipient grammé. On dirait que ça s’expanse – je sais que ce verbe n’existe pas, mais je l’aime, ça me rappelle quelque chose – oui, ça se dilate – et cela continue à me rappeler quelque chose. Même grammé est incorrect, faire passer un substantif dans sa forme verbale conjuguée n’est pas toujours possible. Je pense à la cuisine où tout cela est ordinaire, je veux dire, transformer les éléments. Oui, c’est cela, le pondus aureus doit avoir affaire avec le poids spécifique des matières. J’aime avoir appris tout cela en passant, avec de la distance, peser avec les yeux et pas forcément avec les mains, caresser avec les yeux et, du coup, aimer déjà ce qui va devenir. Je relance la cuisson après avoir glissé dans la poêle la pomme de terre épluchée et coupée en grosses rondelles, une roseval, elle doit se défaire, faire semblant de n’avoir jamais existé, soumise d’emblée à l’attraction fougueuse des tomates. Je rajoute du fumet de cuisson de bœuf, bien salé, trois cuillères. Le feu vif, à peine dix minutes, question de s’aviser que tout se passe bien et que les matières, là, ne se disputent pas. Je rabaisse le feu : je ne travaille qu’avec le gaz et une cuisinière à thermostat numérique, je me méfie des degrés, parce qu’ils sont moins minutieux – je veux dire les fabricants – quand il y a beaucoup plus de chiffres écrits, ça me donne l’impression que c’est plus précis. Je rabaisse le feu, au minimum, je vais laisser cuire pendant une demi-heure. Je m’occupe des pêches, je les passe sous l’eau : en tranches ou entières ? Entières, dans un ramequin à four : j’en mets six, ça doit suffire. Je me dis que les tranches, ça se mérite. Quelques bouts d’anis étoilé, oui, j’ai bien dit anis, une très petite cuillère à soupe de sucre étalé comme ça, à la va-vite, dessus, quelques giclées, toujours à l’œil, de Noilly Prat, le divin Noilly Prat, je recouvre le ramequin de papier aluminium, celui renforcé, en point d’abeille, c’est différent au toucher et c’est plus solide, je veille à ce qu’il n’y ait pas de fuites entre le ramequin et le papier, vite dans le four, à froid, j’allume le four, je le règle sur six et demi, disons cent quatre-vingts degrés – une fois n’est pas coutume. Je règle le timer sur trente minutes. Je pense à une chose qui m’agace, que l’on puisse écrire cuillère et cuiller, ce n’est pas grand-chose, mais ça existe, je pense que je vais laisser expansé conjugué et grammé. En allumant le four, je me suis rendu compte que je n’avais pas pris le temps de me changer, que j’ai tout fait en tenue de ville, en tailleur, pour tout dire. Je me demande pourquoi, il me vient à l’esprit cette incongruité d’avoir à choisir tout le temps entre ça et cela, et ça me trouble, j’aimerais avoir aussi les poids et les mesures de la langue dans les yeux. Je laisse la question ouverte, là, pliée sur une chaise, j’y reviendrai, qui sait quand. Je vais prendre une douche, me changer.

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03/04/2014 243 pages 17,00 €
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