#Essais

Je ne comprends pas de quoi vous me parlez. Pourquoi refusons-nous parfois de reconnaître la réalité ?

Henri Rey-Flaud

Ce livre renouvelle la représentation psychanalytique du psychisme humain en corrigeant la conception classique, fondée sur le refoulement. Il jette un nouvel éclairage sur les derniers textes de Freud, en dégageant le rôle d'une opération inédite que Kant avait pressentie sous le nom de "mensonge intérieur" et que Lacan allait appeler le "démenti". Ce processus, peu connu, jusqu'ici réservé à la perversion, produit chez le sujet, à l'économie de tout travail inconscient, un clivage entre sa croyance et la réalité exprimé par la phrase canonique : "Je ne comprends pas de quoi vous me parlez." Un peu comme si coexistaient chez lui tout à la fois la folie et le bon sens, Don Quichotte et Sancho Panza. Freud, sur l'Acropole d'Athènes, fit l'expérience de ce vécu étrange d'où il tira des conclusions fascinantes qui ébranlèrent les deux piliers fondateurs de sa théorie : le refoulement et l'inconscient. A la lumière de cas cliniques passionnants, Henri Rey-Flaud nous entraîne au plus profond de la "crypte" obscure où se jouent ces conflits ignorés, et nous montre comment, dans l'histoire contemporaine, les relations humaines ont été affectées par cette aptitude secrète à démentir la réalité lorsque celle-ci vient menacer les enjeux vitaux de l'individu ou de la société.

Par Henri Rey-Flaud
Chez Editions Aubier

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Genre

Psychologie, psychanalyse

 

 

 

Introduction

Les derniers feux avant la nuit

 

 

Le mur de Berlin et le saint suaire

 

« Je ne comprends pas de quoi vous me parlez »

Telle fut la réponse opposée au moment de la chute du mur de Berlin par un militant communiste aussi intègre qu’intégriste à celui (l’auteur de ces lignes) qui l’avait imprudemment interrogé sur ce qu’il pensait être l’effondrement de ses idéaux. Devant cette question, l’interpellé avait marqué un temps d’arrêt, comme si l’on s’était adressé à lui dans une langue étrangère, puis il avait répondu froidement par la phrase citée en exergue. Les échanges de ce type ne retiennent en général guère l’attention : ils sont pour l’ordinaire banalisés par une explication psychologique à courte vue qui referme la question sans l’avoir ouverte. Dans le cas évoqué, par exemple, la réponse du militant sera mise au compte de l’irritation d’une personne blessée dans ses convictions, qui signifie à son interlocuteur importun sa volonté d’en rester là. C’est ainsi qu’est demeuré méconnu jusqu’à ce jour un processus psychique particulier mis en œuvre par certains individus lorsqu’ils se trouvent dans une situation qui engage des enjeux pour eux vitaux. Une petite saynète éclaire sous un autre angle la nature de ce phénomène.

Un père de famille faisait un jour état à un ami intime de son projet de faire estimer la valeur de ses biens afin de procéder à un partage équitable entre ses enfants. Son souci de justice était rendu encore plus manifeste par le tirage au sort qu’il avait retenu pour l’attribution de la part de chacun. La surprise de l’ami n’en fut que plus grande lorsqu’il apprit que le testateur avait prévu, par ailleurs, en marge de ces dispositions, d’octroyer à l’un des héritiers un portefeuille financier conséquent constitué de bons du Trésor dont il considérait qu’il pouvait disposer à sa guise sur le motif qu’en raison de son caractère d’anonymat celui-ci n’entrait pas dans le patrimoine. Assurément, le confident fut bien inspiré, ce jour-là, de garder par-devers lui ses réserves quant à la légitimité de cet argument, car la moindre objection eût pu faire éclater un orage dans l’âme sereine de ce père de famille, tant il était évident à ses yeux que la clause particulière qu’il avait ménagée – et qu’il ne cherchait d’ailleurs nullement à dissimuler – ne portait en aucune façon atteinte à son projet de justice : la clause était là, à côté des dispositions générales, sans interférer sur elles ni être concernée par elles.

Ces situations, déroutantes pour les témoins non prévenus, se rencontrent également dans le champ de la psychologie collective, ainsi que l’illustre le destin du saint suaire de Turin.

 

 

Le saint suaire de Turin

Le drap conservé dans la capitale du Piémont constitue sans doute la relique la plus célèbre du monde catholique. Selon la tradition, cette pièce d’étoffe était le linceul dans lequel Joseph d’Arimathie avait enveloppé le corps du Christ avant la mise au tombeau. En raison du contact prolongé durant trois jours avec le visage et le corps de Jésus, le tissu était censé avoir conservé dans sa trame, comme une sorte de plaque photographique, les traits du supplicié, consignés à jamais pour l’édification de la communauté des croyants. Au terme d’une histoire obscure et lacunaire, le suaire, intégré au trésor de la basilique de Turin, devint un objet de vénération et de pèlerinage pour les fidèles rassemblés lors d’expositions publiques tenues tous les dix ans. Or un coup de théâtre se produisit : une enquête scientifique établit à partir de l’épreuve par le carbone 14 que l’étoffe dont était fait le linceul datait du XIVe siècle. Comme beaucoup de reliques, le suaire était un faux. La surprise fut de constater que cet événement ne modifia en rien la piété populaire à son endroit : l’ostentation du suaire fut attendue, aux dates prévues, avec la même ferveur impatiente, et sa monstration reçue avec le même recueillement ému. Ainsi le savoir nouveau acquis sur l’inauthenticité de la relique n’eut-il aucun effet sur la croyance religieuse la concernant. Tout se passa comme si, pour maintenir leur croyance inchangée, les fidèles s’étaient dit en eux-mêmes : « Oui, il est peut-être vrai que le suaire n’est pas plus ancien que le XIVe siècle, il n’en demeure pas moins que c’est celui du Christ. »

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02/04/2014 373 pages 23,00 €
Scannez le code barre 9782700704921
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