#Polar

Un pied au paradis

Ron Rash

Oconee, comté rural des Appalaches du Sud, début des années cinquante. Une terre jadis arrachée aux Indiens Cherokee, en passe d'être à jamais enlevée à ses habitants : la compagnie d'électricité Carolina Power rachète peu à peu tous les terrains de la vallée afin de construire une retenue d'eau, immense lac qui va recouvrir fermes et champs. Pour l'heure, la sécheresse règne, maïs et tabac grillent sur pied. Le shérif Alexander est le seul gars du coin à avoir fréquenté l'université, mais à quoi bon, quand il s'agit de retrouver un corps volatilisé ? Car Holland Winchester est mort, sa mère en est sûre, qui ne l'a pas vu revenir à midi, mais a entendu le coup de feu chez le voisin. L'évidence et la conviction n'y font rien : pas de cadavre, pas de meurtre. Sur fond de pays voué à la disparition, ce drame de la jalousie et de la vengeance, noir et intense, prend la forme d'un récit à cinq voix : le shérif, le voisin, sa femme, leur fils et l'adjoint.

Par Ron Rash
Chez Editions du Masque

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Auteur

Ron Rash

Genre

Policiers

Il y avait eu du grabuge au nord du comté dans un bouiboui appelé La Frontière, et Bobby était passé chez nous parce qu'il ne tenait pas à y aller tout seul. Je ne pouvais pas lui donner tort. Un seul insigne, et qui plus est un insigne d'adjoint, risquait de ne pas suffire. La clientèle était remuante, de jeunes gail­lards de Salem et Jocassee mêlés à de jeunes gail­lards descendus de Caroline du Nord. C'était souvent le problème, les gars de Caroline du Nord qui se bagarraient avec les gars de Caroline du Sud.
J'avais un bon bouquin sur les Indiens cherokee, que je venais de commencer, mais quand Bobby a frappé à la porte j'ai compris que ce soir-là je ne lirais pas une ligne de plus.
— Va donc t'en griller une sur la galerie, ai-je dit à Bobby. J'en ai pour une minute à m'habiller.
Janice n'a pas ouvert les yeux quand je suis entré dans la chambre pour prendre mes chaussures et mon uniforme. La lumière était toujours allumée, un livre intitulé Histoire de Charleston était posé à côté d'elle. J'ai regardé Janice, ses pommettes hautes et ses lèvres charnues, le renflement de ses seins sous la chemise de nuit, et malgré tout ce qui s'était passé, et ne s'était pas passé dans notre mariage, le désir s'est éveillé en moi telle une mauvaise habitude dont je n'arrivais pas à me défaire. J'ai éteint la lampe.
Bobby et moi, nous avons pris la petite route menant dans la montagne. Pas une lumière ne bril­lait aux fenêtres des quelques rares fermes, ni même un mince croissant de lune sur nos têtes. L'obscurité profonde et silencieuse pesait sur les vitres de la voi­ture, et je ne pouvais m'empêcher de penser que je voyais l'avenir, lorsque la majeure partie de ce pays aurait disparu, noyée sous les eaux.
— C'est une nuit où la solitude se fait sentir, hein, shérif, a dit Bobby, paraissant avoir lu dans mes pensées.
Il a allumé une Chesterfield, et son visage s'est éclairé vivement avant de replonger aussitôt dans le noir.
— S'agit pas de réveiller les fantômes, par une nuit pareille, a-t-il ajouté, du moins c'est ce que ma mère a toujours soutenu.
— C'est donc qu'il y a davantage de choses sur la terre comme au ciel qu'on ne peut l'imaginer ?
— Quoi ? a dit Bobby.
— Des fantômes. Tu y crois, toi ?
— J'ai jamais dit ça. Je répète juste ce que ma mère elle avait dans l'idée.
La bagarre était finie, le temps que Bobby et moi nous arrivions à La Frontière. Les blessés étaient calés sur des chaises, même si quelques-uns gisaient encore parmi les bouteilles de bière cassées, les mégots de cigarettes, le sang et les dents. C'était ce que j'avais vu qui se rapprochait le plus de la guerre, depuis le Pacifique. Je leur ai laissé voir mon insigne. Et puis j'ai traversé le champ de bataille pour m'approcher du bar.
— Ça a démarré comment ? ai-je demandé à Bennie Lusk.
Bennie, un balai-serpillière en main, attendait que les derniers types affalés par terre se bougent, pour nettoyer la bière et le sang.
— D'après toi ? a dit Bennie.
Il a désigné de la tête le coin où Holland Win­chester était vautré sur une chaise comme un boxeur qui se repose entre deux rounds, un boxeur dans un combat contre Jersey Joe ou Marciano. Le nez de Holland déviait vers sa joue, et une entaille au milieu de son front s'ouvrait à la façon d'un troisième œil. Ses poings serrés étaient posés sur la table, meurtris et gonflés. Il était en uniforme, et si vous n'aviez pas su que Holland était assis dans un boui-boui de Caro­line du Sud, si vous n'aviez pas vu les réclames pour les bières Falstaff et Carling Black Label flamboyer sur les murs, vous auriez cru qu'il était toujours en Corée, attendant dans un poste de secours qu'on lui mette des points de suture et un pansement.
— À combien tu évalues les dégâts ? ai-je demandé à Bennie.
— Avec un billet de dix, ça devrait couvrir les frais.
Bobby et moi, on s'est avancés vers Holland.

— Shérif, a-t-il lancé, en levant vers moi son visage démoli. M'est avis que vous êtes arrivé trop tard pour participer au pétard.
— On dirait. Mais toi, apparemment, tu en as bien profité.
— Ouais, a dit Holland. Des fois, quand un type souffre en dedans, une bonne rixe dans un bar peut l'aider à se sentir mieux.
— Je ne pige pas très bien. Tout ce que je sais, c'est que tu as causé de gros dégâts à l'établissement de M. Lusk.
— C'est ce que je vois, a dit Holland en regar­dant autour de lui comme s'il ne l'avait pas encore remarqué.
— Je sais ce que c'est quand on revient de la guerre. Il faut un peu de temps pour se réadapter. Tu donneras dix dollars à M. Lusk et on n'en parlera plus.
— Pas de problème, shérif, a dit Holland.
— Et la prochaine fois, ce sera la prison.
J'ai souri, mais en braquant mes yeux sur les siens pour lui signifier que j'étais sérieux.
— On verra ça, a dit Holland.
Il a souri à son tour mais ses yeux noirs étaient devenus aussi mornes et froids que les miens.
Il a plongé la main dans sa poche et posé sur la table une bourse en cuir et un rouleau de billets.
— Tiens, l'adjoint, a-t-il dit à Bobby, en tirant du rouleau un billet de cinq dollars et cinq billets de un dollar. File porter cet argent à Bennie.
Le visage de Bobby s'est empourpré.

— Merde, je suis pas à tes ordres, a-t-il lâché. Un instant, j'ai été tenté de passer les menottes à
Holland, parce qu'il était clair comme de l'eau de roche qu'on aurait une nouvelle prise de bec avec lui et qu'il ne nous suivrait pas gentiment. Ce soir, il était déjà claqué et blessé. Ce soir, ça risquait d'être assez facile.
— Apporte le fric à Bennie, ai-je dit.
Bobby n'a pas apprécié, mais il a ramassé l'argent. Holland a remis le rouleau de billets dans sa poche.
— Regardez, shérif.
Holland a ouvert la bourse en cuir et en a fait tomber le contenu sur la table. Une décoration mili­taire, la Gold Star, a roulé parmi d'autres trucs.
— Savez ce que c'est ? a demandé Holland, en remettant la Gold Star dans la bourse.
J'ai regardé fixement ce qui ressemblait à huit figues sèches. Je savais ce que c'était, parce que des choses dans ce genre, j'en avais vu dans le Pacifique.
— Oui, ai-je répondu à Holland. Je sais ce que c'est.
Il a hoché la tête.
— Bien sûr, shérif. Normal. Vous avez fait la Seconde Guerre mondiale.
Holland m'en a tendu une.
— D'après vous, elles entendent encore, ces oreilles ?
— Non.
— Z'en êtes sûr.
— Oui. Les morts n'entendent pas et ne parlent pas.
— Qu'est-ce qu'ils font, alors, shérif?
— Ils disparaissent, c'est tout.
Holland a remis l'oreille avec les autres. Elles étaient posées entre nous sur la table comme un enjeu dans une partie de poker.
— Y en a qui disaient que c'était horrible de couper l'oreille d'un mort, a repris Holland. Pour moi, lui ôter la vie c'était mille fois pire, et pour ça j'ai eu droit à des médailles.
Il a ramassé les oreilles une par une et les a rangées dans la bourse.
— Ces machins-là m'empêcheront d'oublier ce que j'ai fait là-bas. Tuer un homme, je prends pas ça à la légère, mais je crains pas d'assumer mes actes. J'ai fait ce pour quoi on m'a envoyé là-bas, rien d'autre.
Il a fourré la bourse dans sa poche avant de demander :
— Et vous, shérif, qu'est-ce que vous avez rap­porté ?
— Un sabre et un fusil. Rien dans le genre de ce que tu as là dans ta bourse.
Alors Holland Winchester a prononcé les derniers mots qu'il m'adresserait à tout jamais.
— Y en a qui s'en tirent mieux que d'autres quand ça se met à canarder, hein, shérif ?

Ce sont ces mots qui me sont revenus à l'esprit, quinze jours plus tard, quand Bobby a interrompu mon déjeuner :
— Holland Winchester a disparu. Sa mère s'est fourré dans la tête qu'on l'a tué.
Il paraissait plein d'espoir.
— Tu ne crois quand même pas que nous aurions cette chance ?
— Sans doute que non, a reconnu Bobby, l'espé­rance dans sa voix le cédant à l'irritation. Le pick-up de Holland est à la ferme. Je crois pas qu'il s'en irait picoler à pied. Il est probablement en train de cuver dans un coin. Probablement au bord de la rivière. J'ai demandé à Mme Winchester de me téléphoner s'il rentrait.
— Donnons-lui deux heures pour retourner tran­quillement chez lui. Et puis j'avancerai voir.
Janice était assise à la table de la cuisine et elle a tressailli quand j'ai dit «j'avancerai ». Parler de bou-seux, voilà comment Janice appelait ce genre de tour­nures, mais c'était encore celui de la plupart des habitants du comté d'Oconee. Ça met les gens plus à l'aise quand on s'exprime comme eux, et quand on est le shérif du coin on passe un temps fou à chercher à mettre les gens à l'aise.
Janice portait une jupe bleu marine et un corsage blanc. Elle avait encore une réunion cet après-midi-là. Les Amis de la Bibliothèque, projets d'acquisitions - un truc dans ce genre.
— Quelqu'un a disparu à Jocassee, ai-je annoncé, je risque de ne pas être rentré à temps pour souper.

— Pas de problème, a répondu Janice, sans quitter la table des yeux. Je ne serai pas là, de toute façon. Franny Anderson m'a invitée à dîner après la réu­nion.
Je me suis penché pour l'embrasser.
— Non, a-t-elle dit, tu vas abîmer mon rouge à lèvres.
Je suis retourné à pied au bureau et j'ai attendu que la mère de Holland téléphone. En l'absence de tout appel, je suis monté dans ma voiture de patrouille et j'ai pris la 288 en direction de Jocassee, vers ce qui autrefois avait été chez moi. La radio annonçait qu'il faisait plus de trente-sept degrés à Columbia, au sud de l'État. La canicule tape fort, disait le présenta­teur. J'avais baissé ma vitre, mais le dos de mon uni­forme me collait déjà à la peau quand j'ai dépassé les limites de la ville. La route ondulait de chaleur et d'humidité, ses bords étaient envahis de panneaux de campagne électorale piqués dans le sol comme autant de pieds de tomates, certains pour le général Eisen-hower ou Adlai Stevenson, et même un pour Strom Thurmond. La plupart étaient d'intérêt plus local, y compris deux ou trois portant mon nom.
La route est devenue plus raide et la pression s'est accumulée dans mes oreilles jusqu'à ce que j'ouvre la mâchoire. La route décrivait une courbe autour de Stumphouse Mountain, et au-delà des piquets de pro­tection badigeonnés de peinture argentée, le paysage se perdait au loin comme sur ces vieilles cartes euro­péennes du monde inconnu. Si l'on avait été à la fin de l'automne ou en hiver, j'aurais aperçu une corde blanche liquide sur le bord opposé de la gorge, une cascade qui avait fait deux victimes ces vingt der­nières années.
La route s'est aplanie et je me suis brusquement retrouvé dans la montagne. Ça m'a étonné, comme d'habitude, que tant de choses puissent changer en quelques kilomètres à peine. Il faisait toujours chaud, mais l'air avait été rincé de toute humidité. Les pins devenaient rares, remplacés par les frênes et les chênes. La terre était différente, elle aussi, non plus rouge mais noire. Et plus rocheuse, plus ingrate pour ce qui était d'en tirer sa subsistance.
Des couleuvres obscures drapées sur les barrières m'apprenaient ce que je savais déjà en voyant le maïs et le tabac se dessécher dans les champs - il n'avait pas plu davantage ici qu'à Seneca. Je me demandais comment se portaient les cultures de papa et de mon frère, et je pensais, certainement pas mieux.

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trad. Isabelle Reinharez
26/08/2009 261 pages 19,30 €
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