#Roman francophone

Un bel immeuble

Michel Arrivé

Il faut de tout pour faire un immeuble : un architecte, un propriétaire, une concierge, et, surtout, des locataires. Le 26 bis rue Pougens, à Montrouge, abrite quinze familles. Au rez-de-chaussée, deux vieilles demoiselles infirmes dorlotent leur neveu, ce demeuré de Bornichet. Il se prépare consciencieusement au métier un peu inquiétant qui lui est promis à l'hôpital voisin. Au premier, le docteur Ménétrier et sa trop jolie femme Solange se déchirent, séparés à la fois par leurs différends sentimentaux et leur rivalité professionnelle. Dans une chambre de bonne du sixième, le vieux père Gandillot médite amèrement sur les raisons de l'exil auquel l'a condamné son aristocratique épouse. C'est un garagiste retraité de soixante-quinze ans, Joël Escrivant, qui a fait le projet d'écrire les histoires entrelacées de tous les locataires du " bel immeuble ". Il découvre progressivement les joies et, surtout, les angoisses de la création littéraire. Réussira-t-il vraiment à mener son ouvrage jusqu'à son terme ?

Par Michel Arrivé
Chez Champ Vallon Editions

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Genre

Littérature française

 

 

 

 

Joël Escrivant venait, dans les apparences de la joie, de fêter son soixante-quinzième anniversaire. Oh! ce n’était pas seulement le plaisir d’avoir ajouté une unité de plus au nombre des années gagnées sur la mort, ni celui d’avoir réussi l’exploit considérable de réunir autour de lui et de son épouse la plupart de ses nombreux descendants, jusqu’à deux arrière-petits-enfants: un nourrisson hurleur et un gamin de, déjà, trois ans, entre tous dévastateur. Ils étaient à peu près contemporains de deux de leurs nombreux «oncles» ou «tantes». «Oncles», «tantes»? Au fait, l’étaient-ils vraiment par rapport à ces bambins, les enfants des frères ou sœurs de leurs grands-parents? Imprudemment, Joël Escrivant posa la question. Une discussion générale s’éleva sur le problème. On s’embrouilla un peu entre les générations. Mais finalement on en vint à la conclusion que les mots précis manquaient, en français, pour ce type de relation: les enfants en question étaient tout au plus des «cousins», ou des «cousines». Et on se mit à «regretter» l’imprécision de ces mots, qui couvraient des relations bien différentes.

Le père du nourrisson hurleur poursuivait, aux approches de la trentaine, des études de linguistique. Il assura, assez pédantesquement, que dans certaines langues, il y avait des mots spéciaux pour le lien de parenté qui unissait son charmant bambin aux enfants de ses propres oncles et tantes. Joël Escrivant n’avait aucune sympathie pour la linguistique. Il avait en son jeune temps été plutôt rebelle à l’étude des langues, vivantes ou mortes. Il commença par s’étonner: ainsi, les choses et les gens ne seraient pas les mêmes selon les langues qui les désignent? Il demanda à son petit-fils dans quels idiomes s’observait cette précieuse distinction. Le linguiste resta dans un flou artistique et bavard. Mais il promit solennellement de faire dès que possible l’enquête nécessaire, «dans certains parlers amérindiens et paléosibériens: c’est là qu’on trouve les distinctions les plus fines dans les systèmes de parenté». La promesse resta lettre morte.

En dépit de sa nombreuse descendance, Joël Escrivant n’avait pas un amour immodéré des enfants. Et les grandes réunions de famille commençaient à le fatiguer. Ce qui le comblait d’allégresse, en ce jour d’anniversaire, c’est qu’il savait désormais avec certitude que son roman allait enfin s’achever. Il y travaillait depuis tant d’années qu’il en était devenu inapte à en compter le nombre. Une vingtaine, peut-être? Non, c’était sans doute excessif. Il lui manquait, pour en dater avec précision le début, nécessairement progressif et, de ce fait, peu spectaculaire, l’un de ces repères précis – voyage lointain particulièrement réussi ou complètement manqué, maladie d’un proche ou décès d’un ami, belle mention ou échec au bac d’un de ses chers bambins, puis petits-bambins – qui lui permettaient de jalonner tant bien que mal le cours de sa déjà bien longue vie. Il n’en retrouvait pas, faute sans doute d’avoir porté une attention suffisante au moment où le simple projet avait pris un début de forme. Quinze ans, bien tassés? Sans doute. Il croyait se rappeler qu’il avait déjà tapé quelques lignes, peut-être quelques pages – mais étaient-elles vraiment en relation claire avec son roman? – dans les derniers mois de son activité professionnelle, entre la vente d’une Jaguar d’occasion, «vous verrez, cher Monsieur, elle sera à la hauteur de sa réputation», et l’achat, en reprise, d’une Mercedes 600, «vous savez, hélas, cher Monsieur, on ne trouve plus de clients pour ces modèles-là, par les temps qui courent: ce sont de véritables gouffres à essence».

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05/01/2010 213 pages 17,00 €
Scannez le code barre 9782876735224
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