Avant-propos
Il est plaisant de savoir que le mot « sujet », qui paraît rassembler en lui l’essentiel de ce qui fait de l’homme un animal rationnel, sert aussi pour désigner « un cadavre utilisé pour l’étude de l’anatomie, la dissection, la vivisection1 ». De la liberté à la servitude, le spectre sémantique de ce terme est si large qu’il frise l’homonymie. Le droit, la politique, la médecine, les lettres, les arts ne sauraient se passer de lui. Sa carrière philosophique ? Prestigieuse. L’homme de la rue, de son côté, l’emploie sans sourciller, et même les concierges n’y répugnent pas : « C’est à quel sujet ? » Fallait-il que la psychanalyse s’en emparât pour tramer plus avant son affaire ?
Tel a été le pari de Jacques Lacan. Bien que le terme s’avère quasi inexistant dans l’œuvre freudien (alors que la langue allemande en use peu ou prou près à l’égal du français), Lacan n’a eu de cesse d’en faire l’un des pivots de sa construction. Il est vrai que son « moi spéculaire », dès les premiers pas du stade du miroir, ne cadrait guère avec le moi freudien, et laissait vacante la place d’un sujet que le couple de pronoms substantivés moi/je façonnait déjà dans la langue française (à la différence de l’allemand, de l’anglais ou de l’espagnol). Il aura cependant fallu quelques séminaires pour qu’au tournant des années soixante Lacan se lance dans l’élaboration d’une acception du terme « sujet » étrangère à l’orbe philosophique dans lequel Descartes, Hegel et Heidegger lui apportaient jusque-là des repérages précieux et contradictoires. À partir de mai 1959, à la sortie de son long commentaire de Hamlet, vers la fin du séminaire Le désir et son interprétation, l’urgence d’une nouvelle définition du sujet et de l’objet en jeu dans la cure analytique se fait sentir et Lacan s’y lance à travers nombre de tâtonnements jusqu’à aboutir, plus de deux ans après, lors des premières séances du séminaire L’identification, à une formule particulièrement sertie où sujet et signifiant se codéfinissent : « Le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. » La facture en est étrange, et l’apparence d’universalité force encore plus l’incompréhension immédiate, donnant l’impression d’un galet rond et impénétrable, centré sur une répétition énigmatique.
Les modifications et les ajouts, constants au fil des séminaires, ne semblent pas avoir empêché que la formule se maintienne active jusqu’à la fin2. Elle a été cependant tant répétée, par Lacan d’abord, puis par ses élèves, qu’elle a pris valeur d’antienne qu’il serait malvenu de questionner de face tant elle s’offre comme une donnée de base : qui oserait demander ce qu’est un point ou une droite face aux aspérités d’un problème de géométrie ? Sauf que pour apprécier à leur juste valeur les déplacements que Lacan a − peut-être − fait subir à sa définition, il est indispensable d’en parcourir les enjeux constitutifs, d’étudier de près les allées et venues qui ont précédé l’émergence de l’expression canonique.
Extraits
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