Editeur
Genre
Littérature française (poches)
Une volée de pierres ramena vers la masse compacte et docile des moutons l'escadron volant des chèvres, toujours prêtes à s'égailler dans les éboulis. Idriss poussait son petit troupeau plus loin vers la ligne rougeoyante des dunes qu'il ne l'avait fait la veille ou l'avant-veille. La semaine précédente, il s'était assuré, à charge de revanche, la compagnie de Baba et de Mabrouk, et les journées avaient passé comme un rêve. Mais ses deux compagnons étaient désormais consignés au jardin pour aider leur père à désensabler ses rus d'irrigation. A quinze ans, Idriss n'était plus en âge d'avouer que l'angoisse de la solitude donnait des ailes à ses jambes et l'empêchait de s'établir à l'ombre d'un arbousier sauvage en attendant l'écoulement des heures, comme il l'avait fait avec ses camarades. Sans doute savait-il que les vents des confins désertiques ne sont pas des djenoun qui enlèvent les enfants imprudents et désobéissants, comme sa grand-mère le lui avait raconté, en vertu sans doute d'une tradition orale remontant à l'époque où les nomades razziaient les populations paysannes des oasis. Mais cette légende avait laissé des traces dans son cœur, et le miroitement trompeur des premiers rayons du soleil sur le chott el Ksob, la fuite éperdue d'un gros varan dérangé de son lit de sable par ses pieds nus, le vol blanc d'une chouette égarée dans la lumière matinale, tout le poussait à chercher d'urgence un contact humain. Son idée, en chassant ses bêtes vers l'est, c'était de retrouver Ibrahim ben Larbi, l'un des bergers des tribus Chaamba semi-nomades qui campent le long de l'erg Er-raoui, et se chargent en professionnels du troupeau de chameaux de l'oasis, moyennant la totalité du lait et la moitié du croît.
Idriss savait qu'il ne trouverait pas son ami dans sa communauté dont les tentes basses et noires occupaient une zone riche en puits, l'Ogla Melouane, la plupart, il est vrai, éboulés, mais suffisants pour les besoins humains. En effet les bêtes pâturaient dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres, réparties en troupeaux d'une douzaine d'adultes et d'autant de chamelons, placés chacun sous la garde d'un garçon ayant son puits attitré. Idriss se dirigeait plus au nord, en direction du défilé pierreux au-delà duquel commençait le domaine d'Ibrahim. C'était un reg aride clairsemé de touffes de salicornes et d'euphorbes où le vent d'est avait laissé de longues traînées de sable fauve finement sculptées. Il n'y avait plus à harceler les bêtes pour qu'elles avancent. Désormais la proximité du puits Hassi Ourit – celui d'Ibrahim – agissait comme un aimant invisible sur les moutons qui pressaient le pas, entraînant les chèvres derrière eux. On ne distinguait encore que la silhouette tourmentée de rares souches mortes ou de faibles talus semés d'abesqui sur lesquels les chevreaux se juchaient d'un bond. Mais sur la falaise grise de l'erg, Idriss vit bientôt se découper le profil en parasol de l'acacia qui ombrageait le puits Ourit. Il en était à deux kilomètres encore quand il fit lever une chamelle baraquée dans la pierraille et visiblement mal en point. Elle poussa un grondement plaintif et partit d'un trot boitillant devant le troupeau. Idriss n'était pas mécontent de se présenter au Chaamba en lui ramenant une bête qu'il aurait peut-être perdue.
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