#Roman étranger

Beaux seins, belles fesses. Les enfants de la famille Shangguan

Yan Mo

Shangguan Lushi donne naissance, dans la province du Shandong, à neuf enfants dont un seul garçon, Jintong, Enfant d'Or. Ce petit dernier, l'enfant gâté né d'un pasteur suédois, est un obsédé surdoué. Narrateur de cette vaste fresque de la société rurale, son attachement immodéré et obsessionnel au sein maternel l'entraîne dans des situations tragiques et burlesques. Les destins du garçon et de ses huit soeurs sont irrésistiblement liés aux aléas de l'histoire de la Chine au XXe siècle. De la résistance antijaponaise à la révolution maoïste, du Grand Bond en avant au néocapitalisme sauvage, les femmes chinoises accordent le Ciel et la Terre. En témoignent leur ventre fécond et leurs seins adorables, leurs seins d'Immortelles qu'il faut caresser dans une transe infiniment régénérante. Tout autour du téton suprême danse la gigue des chamanes taoïstes, guerriers héroïques, sauvages bandits, bureaucrates pathétiques et commissaires politiques, vagabonds missionnaires et petits métiers, maniaques de tous bords et obsédés de tous poils, amoureuses, vieillards et nouveau-nés également obstinés à vivre, accrochés à la Terre mère, transfigurés par le génie créateur de Mo Yan. Dans le battement de l'histoire, la pulsion érotique caresse le rêve dont les oiseaux fabuleux, les dragons légendaires et les montagnes magiques gardent le secret.

Par Yan Mo
Chez Seuil

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Auteur

Yan Mo

Editeur

Seuil

Genre

Littérature étrangère

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

 

 

CHAPITRE 1

 

 

 

Tranquillement étendu sur le kang1, le pasteur Maroya vit qu’un rayon de lumière rouge éclairait la poitrine rose de la Vierge Marie et le visage joufflu de l’Enfant Jésus aux fesses nues. L’été précédent, le toit avait pris l’eau et des traces jaunâtres maculaient la peinture à l’huile accrochée au mur de terre, conférant aux visages de la Sainte Mère et du Saint Fils une expression hébétée. Une araignée tirant un mince fil de soie argentée était suspendue devant la fenêtre lumineuse et se balançait dans un souffle léger de vent frais. « Araignée du matin, bonne nouvelle ; araignée du soir, bonne fortune », c’était ce qu’avait dit un jour la belle femme au teint pâle. Quelle bonne nouvelle pourrais-je apprendre ? Laquelle donc ? Les corps célestes aux formes étranges qu’il avait vus en rêve scintillaient dans sa tête, il entendait le couinement des roues de charrette dans la rue, il entendait dans le lointain les craquètements des grues se propageant depuis les marais et aussi les bêlements détestables de la chèvre. Les moineaux se précipitaient sur le papier de la fenêtre qu’ils faisaient vibrer, tandis que les pies jacassaient sur le peuplier hors de la cour. Il était manifeste que ce jour-là allait arriver une bonne nouvelle2. Tout s’éclaira soudain dans son esprit. La belle femme au ventre extraordinairement gros et proéminent apparut brusquement dans un halo de lumière, ses lèvres ardentes tremblaient comme si elle voulait dire quelque chose. Elle était enceinte depuis onze mois et allait certainement accoucher ce jour. Soudain, le pasteur Maroya comprit la signification de l’araignée suspendue dans le vent et des jacasseries des pies. Il se redressa vivement et sauta du kang.

Une cruche noire à la main, Maroya gagna la grande rue qui passait derrière l’église et aperçut aussitôt Shangguan Lüshi3, la femme du forgeron Shangguan Fulu, affairée à balayer la rue, l’échine courbée, le balai du kang à la main. Son cœur se mit à battre à tout rompre, ses lèvres à trembler, et il murmura : « Seigneur, Seigneur tout-puissant… » De ses doigts gourds, il traça un signe de croix sur sa poitrine avant de reculer lentement dans un coin de mur pour observer en silence la grande et grosse Shangguan Lüshi. Elle ramassait sans bruit, mais avec le plus grand soin, de la terre rendue humide par la rosée nocturne, puis écartait minutieusement les détritus qui s’y trouvaient. L’énorme femme avait des gestes maladroits, mais pleins d’une force extraordinaire ; le balai de paille de millet jaune d’or semblait un jouet entre ses mains. Une fois qu’elle eut rempli son van de terre, elle le tassa fermement, puis se releva en le soulevant à deux mains.

Chargée de sa corbeille, Shangguan Lüshi venait de s’engager dans la ruelle où se trouvait sa maison quand elle entendit du bruit derrière elle. Elle se retourna et vit que la grande porte laquée de noir de la résidence de la Vie Heureuse, la maison la plus riche du bourg, s’était entrouverte pour laisser jaillir un groupe de femmes. Elles portaient des vêtements élimés et s’étaient passé sur le visage de la suie récupérée sur le fond des marmites. Pourquoi les femmes de cette famille, d’ordinaire habillées de soie et de brocart et soigneusement maquillées, étaient-elles accoutrées de la sorte ? De la cour en face, le charretier, surnommé Vieille Mésange, fit sortir une énorme charrette flambant neuve, aux roues caoutchoutées, couverte d’une capote de toile noire. Avant même que la charrette se fût immobilisée, les femmes s’étaient précipitées dessus en se bousculant. Le charretier s’accroupit devant le lion de pierre couvert de rosée et se mit à fumer en silence. Le grand patron de la résidence de la Vie Heureuse, Sima Ting, apparut à l’entrée, un fusil à la main. Ses gestes prestes et souples étaient ceux d’un jeune homme. Le charretier se releva en hâte, les yeux fixés sur son patron. Sima Ting lui arracha la pipe des mains et en tira bruyamment quelques bouffées. Puis il bâilla en contemplant le ciel teinté des couleurs roses de l’aube. « Vieille Mésange, dit-il, mets-toi en route et arrête-toi au bout du pont de la rivière d’Encre, je te rejoins. »

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trad. Noël Dutrait, Liliane Dutrait
23/01/2004 825 pages 26,40 €
Scannez le code barre 9782020385848
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