#Roman francophone

Ce qu'ils disent ou rien

Annie Ernaux

" Ca ne vaut plus le coup d'avoir mes règles. Ma tante a dit : t'as perdu ta langue, Anne ? t'étais plus causante avant. C'est plutôt la leur de langue que j'ai perdue. Tout est désordre en moi, ça ne colle pas avec ce qu'ils disent ". Histoire d'une adolescente comme les autres, qui cherche à communiquer, à comprendre. Mais rien, dans le langage de ses parents, de l'étudiant qu'elle a rencontré, dans les mots des livres même, ne coïncide avec la réalité de ce qu'elle vit et elle se trouve renvoyée à la solitude.

Par Annie Ernaux
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française (poches)

Aux Salopiots, Éric et David.

Parfois j'ai l'impression d'avoir des secrets. Ce ne sont pas des secrets puisque je n'ai pas envie d'en parler et aussi bien ces choses-là ne peuvent pas se dire à personne, trop bizarre. Céline sort avec un type du lycée, de première, il l'attend au coin de la Poste à quatre heures, au moins c'est clair son secret, si j'étais elle je ne me cacherais même pas. Mais moi ça n'a pas de forme. Rien que d'y penser je me sens lourde, une vraie loche, je voudrais dormir jusqu'au moment où je comprendrai mieux, à dix-huit ou vingt ans peut-être. Il doit bien y avoir un jour où tout s'éclaire, se met en place, il n'y a plus qu'à marcher tranquille, tout droit, mariée, deux enfants, un métier pas trop minable, racontez vos rêves d'avenir, un sujet de rédaction, j'avais eu une bonne note. L'avenir, quand je vois toutes ces années à passer dans les bouquins, j'ai un grand creux dans la tête, toutes ces choses que je ne sais pas encore et qu'il faudra écrire et dire. Je glissais exprès au fond du lit, je ne voulais pas me lever toute petite, c'était noir, bien chaud. Pareil maintenant. L'année dernière pourtant je ne pensais qu'à rentrer en seconde C, il faut dire que les profs nous flanquaient la pétoche, juste, très juste, vos notes... Calmes, distingués, mais ça veut dire macache pour C, vous n'avez qu'à être plus intelligents, pas notre faute. A la maison elle râlait sec, huit en maths ! c'est pas gras, quand on en met un coup on y arrive. Tu veux finir en usine peut-être ? Je sais bien qu'elle a raison, rien à dire contre, si je n'étais pas allée en seconde, couic, le boulot. Tout de même, quand elle me tannait en mars dernier au moment de l'orientation scolaire, je ne l'aimais pas, j'aurais préféré qu'elle ne dise rien. Maintenant elle est rassurée, pas de pet jusqu'au bac, je ne lui ai pas avoué qu'en fin de seconde on pouvait être viré du lycée ou descendre dans une section commerciale, elle me ferait la nouba toute l'année. N'ont que leur certificat d'études mais mille fois plus chiants là-dessus que les parents de Céline, ingénieurs, quelque chose comme ça, c'est vrai qu'eux, ils n'ont pas besoin de hurler, ils sont l'exemple vivant de la réussite, tandis que les miens qui sont ouvriers, il faut que je sois ce qu'ils disent, pas ce qu'ils sont. Je ne sais pas si j'arriverai à faire institutrice, même si j'ai encore envie maintenant. Il m'agace lui, à me regarder toujours avec inquiétude, ça te casse pas la tête d'être sur des livres à longueur de temps ? La lecture c'est pas son fort, juste Paris-Normandie, un peu France-Soir. Quelquefois, quand il ne fait pas attention, ses lèvres bougent en lisant. Peut-être qu'il a raison, trop dur les études. A la rentrée je croyais que je ne penserais qu'au travail, au lycée, dans ma classe, je ne connaissais que Céline, et un minot inoffensif de quatorze ans. Puis non. Je n'ai plus d'idées pour la composition française. La prof me reproche le désordre. Elle a écrit sur le premier devoir, le sujet était bon mais vous n'avez pas ci et ça, était, c'est cuit, je ne saurai jamais traiter le sujet comme il faut, l'imparfait, c'est ça, impossible de se rattraper, de rien changer. S'il n'y avait que dans les compositions françaises. Je me vois dégringoler et je ne sais même pas comment appeler ce que je sens. Amoureuse, ça servirait à quoi puisque je ne le reverrai jamais, et tous les garçons me dégoûtent. J'ai peur parfois, pas tellement de l'usine, ils attigent, mes parents, je trouverais bien une petite place dans un bureau, mais de ne plus avoir envie de rien, d'être seule de mon espèce. Tu n'es pas comme d'autres, faut t'arracher les mots de la bouche, tant d'autres qui sont si gentilles, qui sauraient apprécier ce qu'on fait pour toi. Tout le temps des comparaisons, mais jamais avec les mêmes filles. Pourquoi les autres sont-elles aussi claires, Céline, quand elle monte devant moi en maths, son dos remue à peine, seules ses fesses, d'un mouvement harmonieux, est-ce qu'elle a déjà, je me sens une punaise derrière elle, moi maigre et sans gros nichons comme elle. A quoi je ressemble. Je voudrais être encore à la fin de la troisième, au mois de juin, il faisait une chaleur torride, mon père disait dehors, après le journal télévisé, il faudrait bien que le temps se mette à la flotte pour les jardins. Hier je me suis vue dans une vitrine de chaussures, il pleuvait à verse, j'avais des mèches partout, les vacances sont bien finies. Je suis laide avec mes lunettes. Je ne les quitte plus, elles me font un petit creux de chaque côté de mon nez, que je tâte aux cours quand j'en ai trop marre. Ça m'est égal maintenant, ce creux. Elle me regarde partir pour le lycée mine de rien, tu es bien avec tes lunettes, très bien, ça fait sérieux. Dans la famille, ils disent que je ressemble à une institutrice, j'ai déjà les lunettes au moins. J'ai commencé à les enlever au mois de juin, presque à la fin de l'année scolaire. Au début j'ai eu du mal à m'y faire, je ne distinguais plus les gens de l'autre côté du trottoir, ils passaient dans un brouillard de lumière, la télé en couleurs mal réglée. Le problème, je ne pouvais pas dire bonjour puisque je n'étais pas sûre, sûre. Je ne tenais pas à passer pour louf en me trompant de tête. C'était gênant aussi de rayer les gens de ma circulation personnelle, le drame à la maison quand je ne salue pas un prof, des personnes importantes qu'on connaît de vue, des voisins. A quel âge on dit bonjour sans y penser. A l'école primaire, c'était encore pire, je changeais de trottoir tellement ça me faisait suer, la femme Bachelot pépiniériste, derrière sa grille, elle ne me regardait jamais, restait raide comme la justice, bonjour madame, ne répondait pas et après seulement me retournait sur toutes les coutures. Je m'en serais déchirée, la bique, et elle a dit à ma mère que je descendais du trottoir juste avant sa maison, qu'est-ce qu'elle se croit votre gamine. Je m'étais fait emballer, les Bachelot, c'est sacré, riches à millions, mais pas fiers, mes parents trouvent presque normal qu'ils aient beaucoup d'argent puisqu'ils font comme s'ils n'en avaient pas. Ça m'a bien arrangée de ne plus voir les gens, je ne mettais rien sous ma robe à bretelles, collante en haut et décolletée. Si je marche trop vite, le tissu s'engouffre entre mes jambes et me tiraille par-derrière, ça dessine tout. Tu veux toujours ce qui n'est pas fait pour toi, à ce prix-là tu aurais pu prendre quelque chose de plus frais, plus jeune fille, tu te fais remarquer. Pourtant elle m'avait laissé choisir et gueulait ensuite. C'est vrai, j'avais un peu honte mais je me sentais forcée de me montrer avec, on ne peut pas rester môme tout le temps. Les lunettes dans le sac je me serais baladée en chemise. En cas de rencontre maternelle ou paternelle, je pourrais toujours dire que j'avais une saleté sur un verre, que je les avais enlevées à cause de ça, il faut bien préparer ses défenses. Drôle d'impression, je croyais présenter une collection comme dansJours de France, un public plein d'yeux dans du flou, la sueur me collait le haut des jambes, difficile de marcher naturellement quand je passais devant les terrasses des cafés, place de la Poste, et puis l'arrivée au C.E.S., les dix premiers mètres dans la cour. Ils, les filles aussi, à regarder si j'ai vraiment de la poitrine. Je ne baissais pas trop les yeux, on aurait pensé que je m'admirais, je mettais du temps à enfiler ma blouse, avant de monter dans les classes. L'année dernière, je n'aurais pas osé, je n'avais pas assez de poitrine et cette année il y avait le B.E.P.C., comme si d'avoir un problème m'autorisait à me lancer un peu. J'ai toujours pensé qu'on ne peut pas avoir deux peurs à la fois, la plus forte l'emporte sur la bascule, là c'était l'examen. Tout partait d'ailleurs en digue-digue, on contrôlait encore les absences mais pour rien. Ils n'avaient pas l'air fin, les profs, à noter scrupuleusement les noms de ceux qui s'étaient déjà fait la malle. Ils ont baissé pour moi à vue d'œil en juin, leurs menaces ne servaient plus à rien, même l'épreuve du B.E.P.C. ne leur appartenait pas, ils seraient aussi surpris que nous par les sujets, l'année prochaine, ils répéteraient à d'autres élèves ce qu'on savait maintenant, ils peuvent faire suer les élèves un an, deux tout au plus, après des queues Marie c'est le printemps. Nous avançons, pas eux. Je feuilletais les livres, des problèmes de maths que je ne ferais jamais, certains qui m'avaient flanqué les chocottes au début de la troisième, fini leur pouvoir, je me suis sentie un peu vieillir. L'étude se passait sous les tilleuls de la cour à cause de la chaleur. J'aurais voulu vivre ce mois de juin plus longtemps et c'était la première fois que je pensais ça très clairement. J'étais heureuse là. Dommage qu'il y ait eu l'examen, les révisions, j'aurais pu m'attarder davantage sur tout ce qui me venait, profiter. Ça me bouchait un peu, la perspective de l'examen. Je me disais, si je suis collée, je ferai n'importe quoi, je coucherai avec un garçon, perdu pour perdu, j'ai toujours eu peur de mourir avant d'avoir connu ça, pas le coup de vivre jusque-là, toute l'enfance moche, y avoir pensé tout le temps pour, crac, nothing. D'ailleurs, si j'avais dû mourir, dans une guerre par exemple, je me serais jetée sur le premier venu. Des copains, au loin, François le surveillant. En cas de guerre, oui, mais il n'aurait pas suffi à la demande, et il y en a de plus jolies que moi. La chaleur me donnait des idées gluantes dont j'aurais eu honte de parler aux autres, mais que je n'avais pas honte d'avoir peut-être parce que c'était bientôt fini le collège, partir de quelque part ça donne de la liberté dans la réflexion. Jamais je n'ai remarqué autant le corps de mes copines, l'hiver, à vrai dire, avec tout ce qu'on a sur le dos. Je comparais avec moi, la grosseur, les fesses, les jambes, les cheveux, où est mon corps à moi, j'ai la taille d'Odile, brune comme Céline, les seins, difficile de savoir avec le soutien-gorge. Qu'est-ce que je préférais, des bons résultats scolaires ou un joli corps, les deux c'est trop demander, faut pas tout vouloir dans la vie, quand ça pousse trop bien au-dehors, ça doit tirer sur l'intelligence, même les profs se méfient des nénettes trop bien. En juin, Céline remontait ses cheveux en couettes, je voyais son cou humide et elle se tenait appuyée au mur, les pieds éloignés, gênante à voir avec son jean renfoncé au bon endroit. Elle me rappelait un jour, dans la maison d'avant, rue Césarine, le cagibi aux outils, son rire, ses petits yeux fendus, assise sur une caisse renversée, et « celui-là » comme on l'appelait entre nous, que j'avais découvert aussi différent du mien que son rire, ses cuisses semées de graines de froid, j'avais compris mon propre mystère de mou, de rose, ça ressemblait à l'intérieur du bec des poules que ma grand-mère forçait avec des ciseaux pour les tuer. Déjà les premières barbes lui étaient venues, quand est-ce que moi aussi... dis tu me jures de me montrer une serviette pleine de sang. Mais c'était Alberte, pas Céline. Maintenant, on ne se le montrerait plus, « celui-là », ni rien, même la tante Rose quand elle nous visite, pas un mot, sauf, je ne peux pas aller à la piscine aujourd'hui, ah ! oui t'es handicapée. Pourtant la première fois, j'avais eu envie que les autres le sachent, pas les garçons évidemment, ça ne s'est pas trouvé. Je me plaisais avec les filles de la classe à la fin de l'année. On bronzait hanche contre hanche, on fumait derrière les tilleuls, comme si rien nous séparait. Pour les profs, il y a les élèves qui pigent un peu, beaucoup, vachement, les cracks et les pas fute-fute. Ce ne sont pas tellement ces différences-là qui me frappent, plutôt la décontraction, la manière de parler, des trucs indéfinissables. Là il restait une petite différence, les robes, je n'en avais qu'une neuve en juin, au bout de huit jours, tout le monde y était habitué. Si t'es reçue, je t'en paierai une autre. C'est tout de suite que je l'aurais voulue pendant que je pouvais la montrer, après, pendant les vacances, toujours tartes, ce serait plus tellement la peine. Les vacances aussi font une petite différence, avant la sortie et à la rentrée. Céline devait aller en Yougoslavie, après on oublie, on redevient pareils. Je ne partirais pas sur la Côte comme disait une fille, laquelle Côte, ni en Yougoslavie. Il y a encore deux années pour finir de payer la maison. Dix ans pour payer trois pièces et un jardin, j'avais presque huit ans, ça me paraît une éternité de sous, et encore ce n'est pas à nous complètement. En plus dans un quartier retiré où il passe trois pelés un tondu, à la différence de la cité rue Césarine, où il y avait Alberte. Mon père prend ses congés en août, on va voir la famille, cent kilomètres à tout casser, un dimanche à la mer s'il leur tombe un œil. « On s'embête sur les galets, c'est bon pour la jeunesse. » Je dois pas encore faire partie de la jeunesse. Ma mère irait aider au Café de la Petite Vitesse trois jours par semaine. Elle ne veut pas que je parte seule en vacances et puis où. Je pariais qu'il ne m'arriverait rien d'intéressant pendant les vacances. Ce qui me faisait le plus suer, c'était que je ne me débarrasserais pas du bruit de fond de mes parents jusqu'en septembre. Un pressentiment. Pendant l'école, on ne les voit pas tellement, on a mille occasions d'oublier leur baratin, un cours, une discussion, la gym, là je n'y échapperais pas. Dans la cour du C.E.S. les mômes de sixième nous déboulaient dessus. Je me revoyais à l'entrée du collège, et puis avant, à l'école primaire, les mêmes après-midi poussiéreux de fin d'année, la récréation qui n'en finit pas, les instits lointaines, des images de gosse qui me dégoûtaient de plus en plus. J'avais envie de claquer les gamines de sixième quand elles venaient nous enquiquiner. Ma mère me couvait trop à l'école primaire, j'avais toujours des tas de fringues à me coltiner sous le bras parce que je les enlevais. Les grandes me tiraient par ma main libre, viens jouer au mouchoir, mais où poser tout mon fourbi, attention qu'on te vole tes affaires, un jour j'avais eu le mouchoir dans le dos et je ne l'avais pas vu. Chandelle ! j'étais restée au milieu du rond jusqu'à la fin. Je me suis trouvée une gosse minable, gnangnan, une chandelle. Autre chose d'avoir bientôt seize ans, tout de même.

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01/01/1989 154 pages 7,20 €
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