#Roman étranger

Crazy Cock

Henry Miller

Dans le Greenwich Village interlope des années 1920, la cohabitation tourmentée d'un écrivaillon, de sa femme et de la maîtresse de celle-ci... Ecrit entre 1927 et 1931 sous le titre Lovely Lesbians, ce roman est resté inédit jusqu'en 1991, date de sa première publication chez Belfond. Sulfureux, gorgé de folie et de désespoir, Crazy Cock est une oeuvre de jeunesse audacieuse, mais aussi la clé indispensable pour décrypter l'oeuvre de l'auteur de Tropique du Cancer, Printemps noir ou encore Tropique du Capricorne.

Par Henry Miller
Chez Belfond

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Editeur

Belfond

Genre

Littérature étrangère

1

 

 

 

Quelque part en Amérique, un coin perdu, désert. De vastes étendues de boue où nulle fleur ne pousse, nulle vie. Des craquelures qui rayonnent en tous sens et se perdent dans l’immensité.

Debout sur la plate-forme, avec ses lourdes bottes de cuir de vache, un épais ceinturon clouté de cuivre autour de la taille, elle tire nerveusement sur une cigarette. Sa longue chevelure noire tombe lourdement sur ses épaules. Un coup de sifflet, et les roues commencent leur rotation bien huilée, inéluctable. Le sol glisse sous ses pieds comme un ruban éternellement déroulé.

Sous elle, une terre inculte, grise, suffoquant sous la poussière et les broussailles. L’immensité, l’immensité, une étendue infinie, sans un être humain en vue. Un eldorado, avec moins d’un habitant au kilomètre carré. Le vent souffle fort depuis les sommets enneigés qui soutiennent le ciel. Au crépuscule, la température tombe comme une ancre. Ici et là, des tertres isolés, des plateaux rocailleux, parsemés de buissons de créosote. La terre, sereine sous le vent qui gémit.

« Telle que je suis, telle que je demeurerai, j’ai le sentiment d’être une force de création et de dissolution tout à la fois, une richesse réelle, et d’avoir un droit, une place, une mission à remplir parmi les hommes. » Elle glissa sur son siège, languissante. La sensation d’un mouvement davantage qu’un mouvement en soi. Son corps apaisé, détendu s’enfonça plus profondément encore au  creux de la banquette. Telleque je suis… Les mots semblaient émerger de l’océan des  caractères imprimés, pour se mettre à nager devant son regard brouillé, dans une brume incolore. Y avait-il quelque chose, derrière l’écran du langage qui nous est donné à voir… ? Elle ne parvenait pas à exprimer, pas même pour elle-même, la signification de ce flot qui en cet instant illuminait les recoins cachés de son être.

Au bout d’un moment, les mots s’effacèrent d’eux-mêmes dans la profondeur liquide de ses yeux. Ils disparurent, comme l’ectoplasme qui, dit-on, émane du corps des possédés.

— Qui suis-je ? murmura-t-elle. Que suis-je ?

Et tout à coup, elle se souvint qu’elle laissait un univers derrière elle. Le livre lui glissa des mains. Elle se retrouvait dans le cimetière, derrière la ferme, elle enlaçait les arbres ; elle chevauchait un étalon blanc, nue, galopant vers le lac glacé ; partout, des vallées gorgées de soleil, la terre féconde, gémissant sous les fruits et les fleurs.

C’est après que cette femme de Krupanowa eut fait son apparition qu’elle avait décidé de s’appeler Vanya. Auparavant, elle était Myriam. Une Myriam était une personne prévenante, une créature effacée.

Cette femme de Krupanowa était sculpteur. Ce qui n’excluait pas qu’elle eût possédé d’autres talents – bien que moins facilement déterminables. La collision avec une étoile d’une telle magnitude précipita Vanya hors de son orbite frivole ; alors qu’elle avait vécu dans un état de nébulosité, dans la queue d’une comète, elle devint un soleil, dont la propre chromosphère flambait d’une énergie inépuisable. Une ardeur voluptueuse inonda ses œuvres. Armée de bistre et de sang caillé, de vert-de-gris et de jaune bilieux, elle se lança à la poursuite des rythmes et des formes qui consumaient son imagination. Des nus orangés, de taille colossale, les seins griffés, dégouttant de pus et de sang ; des odalisques emmaillotées de bandelettes, telles des momies, et des apôtres dont le Christ lui-même n’avait jamais vu au grand jour les blessures, les gangrènes, le membre gonflé de désir. Il y avait là saint Sossima et saint Savatyi, Jean le Guerrier et Jean le Précurseur. Elle entourait ses madones de feuilles de lotus, de mérous dorés et de farfadets, sur un vaste fond de laitance originelle. S’inspirant de Kali et de Tlaloo, elle inventait des déesses vomissant des reptiles par leurs crânes grimaçants, levant vers le ciel leurs yeux de topaze, les lèvres gonflées de blasphèmes.

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trad. Alain Defossé
19/09/2013 324 pages 18,00 €
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