Prologue méthodique
Aussi mystérieux soit ce dont elle prétend traiter – l’inconscient –, la psychanalyse s’est voulue, dès Freud, rationnelle. Elle a pu flirter avec l’occulte, la transmission de pensée ou les énergies secrètes (l’orgone, avec Reich), s’aventurer vers les arts, s’étendre vers le politique ou la spiritualité, elle n’aura cessé de se manifester comme un corpus rationnel d’énoncés – n’en déplaise à celles et ceux qui s’emploient à la juger un peu courte sur ce terrain. Comment attester cette dimension discursive sans recourir à je ne sais quel critère à la Popper1 qui ambitionnerait de répondre par oui ou par non quant à sa rationalité ? On propose dans ce qui suit une méthode, au regard de laquelle le livre vaut exercice.
« La méthode, écrit Pascal Quignard2, c’est le chemin après qu’on l’a parcouru. » Je ne saurais mieux dire. Lorsqu’à la fin des années 1980, je me lançai dans la rédaction d’un premier livre, je ne pensais qu’à cheminer. Convaincu, sans aucune forme de démonstration sous la main, de ce que la découverte logicienne de l’incomplétude de l’arithmétique donnait raison à l’affirmation par Lacan d’une faille sans appel dans cette étrange totalité symbolique qu’il nommait « le grand Autre », j’alignai, sans plus y réfléchir, mais avec grand souci de précision, des noms qui relevaient de deux épistémês totalement étrangères l’une à l’autre3. Freud, Frege, Lacan, Hilbert, Gödel, d’autres encore, étaient tour à tour invités à déplier un peu de la consistance de leurs discours spécifiques, sans qu’aucun lien argumenté ne joigne des traditions discursives aussi étanches. Sollicité de donner son avis sur l’ouvrage, un docte du temps, qui siégeait dans l’une de ces commissions où l’on choisit de subventionner certaines publications, en vint à brandir le manuscrit après lecture de la table des matières, pour mieux laisser tomber : « Encore un Pic de la Mirandole ! »
J’en fus d’abord fort marri, car je ne nourrissais aucune admiration pour le Pic en question, bien plus préoccupé pour ma part de rigueur logicienne et stylistique que de je ne sais quelles « correspondances » alchimiques. C’est alors que me tomba dans les mains un livre que je me promettais de lire depuis longtemps, et que sa récente traduction en français rendait d’autant plus abordable : Les Deux Corps du Roi4, d’Ernst Kantorowicz. L’un des auteurs les plus vantés peut-être dans sa génération pour son érudition alignait, sous ce titre : un chapitre sur le Richard II de Shakespeare, un autre sur le statut juridique des corporations, un autre encore de pure théologie christique, etc., sans que soit proposée à chaque fois une articulation interne qui aurait justifié de tels enchaînements. De cette marqueterie se dégageait une impression forte et complexe dans laquelle la diversité conservait toute sa puissance d’évocation latérale, sans cesser pour autant de concourir au délinéé du thème central. J’en tirai illico une conclusion : ce que je venais de faire naïvement, j’allais désormais l’entreprendre délibérément, sans plus m’inquiéter des compartimentages académiques, mais dans un souci renouvelé de faire battre à l’unisson des fragments de savoirs irréductibles les uns aux autres, pour peu que je pusse concevoir entre eux une communauté de fonctionnement apte à intégrer la découverte freudienne plus avant dans le tissu rationnel, dût-elle l’ébranler au passage.
Extraits
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