Ou si les femmes dont tu gloses
Figurent un souhait de tes sens fabuleux…
MALLARMÉ,
L’Après-midi d’un faune
La leçon d’homme
Nous ne sommes pas encore au monde
Il n’y a pas encore ce monde
Les choses ne sont pas encore faites
La raison d’être n’est pas trouvée.
Antonin ARTAUD
1
LA LICORNE ENVOLÉE
Vénus a mille manières de prendre ses ébats, mais la plus simple, la moins fatigante, c’est de rester à demi penchée sur le côté droit.
OVIDE, L’Art d’aimer
Emmanuelle prend à Londres l’avion qui doit la conduire à Bangkok. L’odeur de cuir neuf, semblable à celle que conservent, après des années d’usage, les autos britanniques, l’épaisseur et le silence des moquettes, un éclairage d’un autre monde sont d’abord tout ce qu’elle peut saisir de ce décor où elle pénètre pour la première fois.
Elle ne comprend pas ce que lui dit l’homme souriant qui la guide ; pourtant, elle ne s’en inquiète pas. Peut-être son cœur bat-il plus vite, mais ce n’est pas d’appréhension – à peine de dépaysement. L’uniforme bleu, les marques d’attention, l’autorité du personnel chargé de l’accueillir et de l’initier, tout concourt à l’installer dans un sentiment de sécurité et d’euphorie. Les rites qu’on lui a fait accomplir, devant des guichets dont elle n’a même pas cherché à percer le mystère, elle sait qu’ils avaient pour objet de lui donner accès à l’univers qui va être le sien pendant douze heures de sa vie : un univers avec ses lois différentes des codes connus, plus contraignantes aussi, mais, par là même, plus délectables peut-être. Cette architecture de métal ailé, courbe et close sur le transparent début d’après-midi de l’été anglais, montre leur borne à la fois aux gestes usuels et à la volonté. Au qui-vive de la liberté succèdent les loisirs et les quiétudes de la sujétion.
On lui désigne une place : la plus proche de la cloison. Mais celle-ci est uniformément tendue d’étoffe, sans hublots ; la voyageuse ne verra pas au-delà de ce mur soyeux. Que lui importe ! Elle ne désire rien d’autre que de se livrer aux pouvoirs de ces profonds fauteuils, s’engourdir entre leurs bras laineux, contre leur épaule de mousse et sur leurs jambes de sirènes.
Elle n’ose cependant encore s’allonger, comme le steward l’y invite, lui montrant les leviers sur lesquels il faut agir pour faire basculer le dossier. Il presse un bouton et le faisceau lilliputien trace une ellipse lumineuse sur les genoux de la passagère.
Une hôtesse survient, dont les mains s’envolent, disposant dans un compartiment situé au-dessus des sièges la légère trousse de cuir couleur de miel qu’Emmanuelle a emportée pour tout bagage de cabine, car elle ne pense pas avoir à changer de costume en cours de voyage et elle n’a l’intention ni d’écrire ni même de lire. L’hôtesse parle français et l’impression de demi-étourdissement qu’éprouve depuis deux jours l’étrangère (elle n’est arrivée à Londres que la veille) se dissipe.
Extraits
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