#Roman francophone

L'herbe des nuits

Patrick Modiano

« Jean… Qu’est-ce que tu dirais si j’avais fait quelque chose de grave ? » J’avoue que cette question ne m’avait pas alarmé. Peut-être à cause du ton détaché qu’elle avait pris, comme on cite les paroles d’une chanson ou les vers d’un poème. Et à cause de ce : « Jean… Qu’est ce que tu dirais… » c’était justement un vers qui m’était revenu à la mémoire : « … Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? » « Qu’est-ce que tu dirais si j’avais tué quelqu’un ? » J’ai cru qu’elle plaisantait ou qu’elle m’avait posé cette question à cause des romans policiers qu’elle avait l’habitude de lire. C’était d’ailleurs sa seule lecture. Peut-être que dans l’un de ces romans une femme posait la même question à son fiancé. « Ce que je dirais ? Rien ». Mêlé de près à une affaire criminelle au début des années 1960, Jean, le narrateur de L’Herbe des nuits, tente de mettre au clair les circonstances qui l’ont conduit à fréquenter la bande de L’Unic Hôtel à Montparnasse et une certaine Dannie dont il était alors amoureux. En recoupant ses souvenirs avec les pièces d’un dossier de la brigade des moeurs, il rouvre une enquête classée sans suite, dont il est vraisemblablement le dernier témoin.

Par Patrick Modiano
Chez Editions Gallimard

0 Réactions | 48 Partages

Genre

Littérature française

48

Partages

Pour Orson



Pourtant je n’ai pas rêvé. Je me surprends quelquefois à dire cette phrase dans la rue, comme si j’entendais la voix d’un autre. Une voix blanche. Des noms me reviennent à -l’esprit, certains visages, certains détails. Plus personne avec qui en parler. Il doit bien se trouver deux ou trois témoins encore vivants. Mais ils ont sans doute tout oublié. Et puis, on finit par se demander s’il y a eu vraiment des témoins.
Non, je n’ai pas rêvé. La preuve, c’est qu’il me reste un carnet noir rempli de notes. Dans ce brouillard, j’ai besoin de mots précis et je consulte le dictionnaire. Note : Courte indication que l’on écrit pour se rappeler quelque chose. Sur les pages du carnet se succèdent des noms, des numéros de téléphone, des dates de rendez-vous, et aussi des textes courts qui ont peut-être quelque chose à voir avec la littérature. Mais dans quelle catégorie les classer ? journal intime ? fragments de mémoire ? Et aussi des centaines de petites annonces recopiées et qui figuraient dans des journaux. Chiens -perdus. Appartements meublés. Demandes et offres d’emploi. Voyantes.
Parmi ces quantités de notes, certaines ont une résonance plus forte que les autres. Surtout quand rien ne trouble le silence. Plus aucune sonnerie de téléphone depuis longtemps. Et personne ne frappera à la porte. Ils doivent croire que je suis mort. Vous êtes seul, attentif, comme si vous vouliez capter des signaux de morse que vous lance, de très loin, un correspondant inconnu. Bien sûr, de nombreux -signaux sont brouillés, et vous avez beau tendre l’oreille ils se perdent pour toujours. Mais quelques noms se détachent avec netteté dans le silence et sur la page blanche...
Dannie, Paul Chastagnier, Aghamouri, Duwelz, Gérard Marciano, « Georges », l’Unic Hôtel, rue du Montparnasse... Si je me souviens bien, j’étais toujours sur le qui-vive dans ce quartier. L’autre jour, je l’ai traversé par hasard. J’ai éprouvé une drôle de sensation. Non pas que le temps avait passé mais qu’un autre moi-même, un jumeau, était là dans les parages, sans avoir vieilli, et continuait à vivre dans les moindres détails, et jusqu’à la fin des temps, ce que j’avais vécu ici pendant une période très courte.
À quoi tenait le malaise que j’avais ressenti autrefois ? Était-ce à cause de ces quelques rues à l’ombre d’une gare et d’un cimetière ? Elles me paraissaient brusquement anodines. Leurs façades avaient changé de couleur. Beaucoup plus claires. Rien de particulier. Une zone neutre. Était-il vraiment possible qu’un double que j’avais laissé là continue à répéter chacun de mes anciens gestes, à suivre mes anciens itinéraires pour l’éternité ? Non, il ne restait plus rien de nous par ici. Le temps avait fait table rase. Le quartier était neuf, assaini, comme s’il avait été reconstruit sur l’emplacement d’un îlot insalubre. Et si la plupart des immeubles étaient les mêmes, ils vous donnaient l’impression de vous trouver en présence d’un chien empaillé, un chien qui avait été le vôtre et que vous aviez aimé de son vivant.
Ce dimanche après-midi, au cours de ma promenade, j’essayais de me rappeler ce qui était écrit sur le carnet noir que je regrettais de n’avoir pas dans ma poche. Des heures de -rendez-vous avec Dannie. Le numéro de téléphone de l’Unic Hôtel. Les noms de ceux que j’y rencontrais. Chastagnier, Duwelz, Gérard Marciano. Le numéro de téléphone d’Aghamouri au pavillon du Maroc de la Cité universitaire. De courtes descriptions de différents secteurs de ce quartier que je projetais d’intituler « L’arrière--Montparnasse », mais je devais découvrir trente ans plus tard que le titre avait déjà été utilisé par un certain Oser Warszawski.
Un dimanche de fin d’après-midi en octobre, mes pas m’avaient donc entraîné dans cette zone que j’aurais évitée un autre jour de la -semaine. Non, il ne s’agissait vraiment pas d’un pèlerinage. Mais les dimanches, surtout en fin d’après-midi, et si vous êtes seul, ouvrent une brèche dans le temps. Il suffit de s’y glisser. Un chien empaillé que vous aviez aimé de son vivant. À l’instant où je passais devant le grand immeuble blanc et beige sale du 11, rue d’Odessa — je marchais sur le trottoir d’en face, celui de droite —, j’ai senti une sorte de déclic, ce léger vertige qui vous prend chaque fois justement qu’une brèche s’ouvre dans le temps. Je restais immobile à fixer les façades de l’im meuble qui entouraient la petite cour. C’était là que Paul Chastagnier garait toujours sa voiture, alors qu’il occupait une chambre rue du Montparnasse, à l’Unic Hôtel. Un soir, je lui avais demandé pourquoi il ne laissait pas cette voiture devant l’hôtel. Il avait eu un sourire gêné et m’avait répondu en haussant les épaules : « Par prudence... »
Une Lancia de couleur rouge. Elle risquait d’attirer l’attention. Mais alors, s’il voulait être invisible, quelle drôle d’idée d’avoir choisi une telle marque et une telle couleur... Puis il m’avait expliqué qu’un ami à lui habitait cet immeuble de la rue d’Odessa et qu’il lui prêtait souvent sa voiture. Oui, voilà pourquoi elle était garée là.
« Par prudence », disait-il. Je m’étais vite rendu compte que cet homme d’une quarantaine d’années, brun, toujours soigné dans des costumes gris et des manteaux bleu marine, n’exerçait pas un métier précis. Je l’entendais téléphoner à l’Unic Hôtel, mais le mur était trop épais pour que je suive la conversation. Seule la voix me parvenait, grave, parfois tranchante. De longs silences. Ce Chastagnier, je l’avais connu à l’Unic Hôtel en même temps que quelques personnes croisées dans le même établissement : Gérard Marciano, Duwelz, dont j’ai oublié le prénom... Leurs silhouettes sont devenues floues avec le temps, leurs voix, inaudibles. Paul Chastagnier se découpe avec plus de précision à cause des couleurs : cheveux très noirs, manteau bleu marine, voiture rouge. Je suppose qu’il a fait quelques années de prison comme Duwelz, comme Marciano. Il était le plus vieux et il a bien dû mourir depuis. Il se levait tard et il donnait ses rendez-vous plus loin, vers le sud, cet arrière-pays autour de l’ancienne gare de marchandises dont les lieux-dits m’étaient à moi aussi familiers : Falguière, Alleray, et même, un peu plus loin, jusqu’à la rue des Favorites... Des cafés déserts où il m’a emmené quelquefois et où il pensait sans doute que personne ne pourrait le repérer. Je n’ai jamais osé lui demander s’il était interdit de -séjour bien que cette idée m’ait souvent traversé l’esprit. Mais alors pourquoi garait-il la voiture rouge devant ces cafés ? N’aurait-il pas été plus prudent pour lui d’y aller à pied, en toute discrétion ? Moi, à cette époque, je marchais -toujours dans ce quartier que l’on commençait à détruire, le long de terrains vagues, de petits immeubles aux fenêtres murées, de tronçons de rues entre des piles de gravats, comme après un bombardement. Et cette voiture rouge garée là, son odeur de cuir, cette tache vive grâce à -laquelle les souvenirs reviennent... Les souvenirs ? Non. Ce dimanche soir, je finissais par me persuader que le temps est immobile et que si je glissais vraiment dans la brèche je retrouverais tout, intact. Et d’abord cette voiture rouge. J’ai décidé de marcher jusqu’à la rue Vandamme. Il y avait là un café où m’avait entraîné Paul Chastagnier et où la conversation avait pris un tour plus personnel. J’avais même senti qu’il était au bord des confidences. Il m’avait proposé, à demi-mot, de « travailler » pour lui. J’étais resté évasif. Il n’avait pas insisté. J’étais très jeune mais très méfiant. Par la suite, j’étais retourné dans ce café avec Dannie.
Ce dimanche, il faisait presque nuit quand je suis arrivé avenue du Maine, et je longeais les grands immeubles neufs sur le côté des numéros pairs. Ils formaient une façade rectiligne. Pas une seule lumière aux fenêtres. Non, je n’avais pas rêvé. La rue Vandamme s’ouvrait sur l’avenue à peu près à cette hauteur, mais ce soir-là les façades étaient lisses, compactes, sans la moindre échappée. Il fallait bien que je me rende à l’évidence : la rue Vandamme n’existait plus.
J’ai franchi la porte vitrée de l’un de ces -immeubles, à l’endroit approximatif où nous nous engagions dans la rue Vandamme. Une lumière au néon. Un long et large couloir bordé de parois de verre derrière lesquelles se succédaient des bureaux. Peut-être un tronçon de la rue Vandamme subsistait-il, encerclé par la masse des immeubles neufs. Cette pensée me causa un rire nerveux. Je continuais à suivre le couloir aux portes vitrées. Je n’en voyais pas la fin et je clignais des yeux à cause du néon. J’ai pensé que ce couloir empruntait tout simplement l’ancien tracé de la rue Vandamme. J’ai fermé les yeux. Le café était au bout de la rue, prolongée par une impasse qui butait sur le mur des ateliers du chemin de fer. Paul Chastagnier garait sa voiture rouge dans l’impasse, devant le mur noir. Un hôtel au-dessus du café, l’hôtel Perceval, à cause d’une rue de ce nom, effacée elle aussi sous les immeubles neufs. J’avais tout noté dans le carnet noir.
Vers la fin, Dannie ne se sentait plus très à l’aise à l’Unic — comme disait Chastagnier — et elle avait pris une chambre dans cet hôtel -Perceval. Désormais elle voulait éviter les autres sans que je sache lequel en particulier : Chastagnier ? Duwelz ? Gérard Marciano ? Plus j’y réfléchis maintenant, plus il me semble qu’elle avait donné des signes d’inquiétude à partir du jour où j’avais remarqué la présence d’un homme dans le hall et derrière le comptoir de la -réception, un homme dont Chastagnier m’avait dit qu’il était le gérant de l’Unic Hôtel et dont le nom figure sur mon carnet : Lakhdar, suivi d’un autre nom : Davin, celui-ci entre parenthèses.
*
Je l’avais connue à la cafétéria de la Cité universitaire où je venais souvent me réfugier. Elle occupait une chambre au pavillon des États-Unis, et je me demandais à quel titre, puisqu’elle n’était ni étudiante ni américaine. Elle n’y est pas restée longtemps après que nous avions fait connaissance. À peine une dizaine de jours. J’hésite à écrire en toutes lettres le nom de famille que j’avais noté sur le carnet noir, à notre première rencontre : Dannie R., pavillon des États-Unis, 15, boulevard Jourdan. Peut-être le porte-t-elle de nouveau aujourd’hui — après tant d’autres noms — et je ne veux pas attirer l’attention sur elle au cas où elle serait encore vivante quelque part. Et pourtant, si elle lisait ce nom imprimé, peut-être se souviendrait-elle de l’avoir porté à une certaine époque et aurais-je de ses nouvelles. Mais non, je ne me fais pas beaucoup d’illusions là-dessus.
Le jour de notre rencontre, j’avais écrit « Dany » sur le carnet. Et elle avait rétabli elle-même, avec mon stylo, l’orthographe exacte de son prénom : Dannie. Plus tard, j’ai découvert que ce prénom « Dannie » était le titre d’un poème d’un écrivain que j’admirais en ce temps-là et que je voyais quelquefois boulevard Saint-Germain sortir de l’hôtel Taranne. Il y a parfois d’étranges coïncidences.
Le dimanche soir où elle avait quitté le pavillon des États-Unis, elle m’avait demandé de venir la chercher à la Cité universitaire. Elle m’attendait devant l’entrée du pavillon avec deux sacs de voyage. Elle m’a dit qu’elle avait trouvé une chambre dans un hôtel, à Montparnasse. Je lui ai proposé d’y aller à pied. Les deux sacs ne pesaient pas bien lourd.
Nous avons pris l’avenue du Maine. Elle était déserte, comme l’autre soir, un dimanche aussi, à la même heure. C’était un ami marocain de la Cité universitaire qui lui avait indiqué l’hôtel, celui qu’elle m’avait présenté à la cafétéria au cours de notre première rencontre, un certain Aghamouri.
Nous nous sommes assis sur un banc à la hauteur de la rue qui longe le cimetière. Elle a fouillé dans ses deux sacs de voyage pour vérifier si elle n’avait pas oublié quelque chose. Puis nous avons continué notre chemin. Elle m’expliquait qu’Aghamouri avait une chambre dans cet hôtel parce que l’un des propriétaires était marocain. Mais alors pourquoi avait-il habité aussi la Cité universitaire ? Parce qu’il était étudiant. Il avait d’ailleurs un autre domicile à Paris. Et elle aussi était-elle étudiante ? -Aghamouri l’aiderait à s’inscrire à la faculté de Censier. Elle n’avait pas l’air très convaincue et avait prononcé cette dernière phrase du bout des lèvres. Et pourtant, un soir, je m’en souviens, je l’ai accompagnée jusqu’à la faculté de Censier par le métro, une ligne directe de Duroc jusqu’à Monge. Il tombait une pluie fine, mais cela ne nous gênait pas. Aghamouri lui avait dit qu’il fallait suivre la rue Monge, et nous avions fini par atteindre notre but : une sorte d’esplanade, ou plutôt un terrain vague entouré de maisons basses à moitié détruites. Le sol était en terre battue, et nous devions éviter les flaques d’eau dans la pénombre. Tout au fond, un bâtiment moderne que l’on achevait certainement de construire puisqu’il portait encore des échafaudages... Aghamouri nous attendait à l’entrée, et sa silhouette était éclairée par la lumière du hall. Son regard me semblait moins inquiet que d’habitude, comme s’il était rassuré de se tenir là devant cette faculté de Censier malgré le terrain vague et la pluie. Tous ces détails me reviennent dans le désordre, par saccades, et souvent la lumière se brouille. Et cela contraste avec les notes précises qui figurent dans le carnet. Elles me sont utiles, ces notes, pour donner un peu de cohérence aux images qui tressautent au point que la pellicule du film risque de se casser. Curieusement, d’autres notes concernant des recherches que je faisais à la même époque au sujet d’événements que je n’avais pas vécus — ils remontent au XIXe et même au XVIIIe siècle — me paraissent plus limpides. Et les noms qui sont mêlés à ces événements lointains : la baronne Blanche, Tristan -Corbière, Jeanne Duval, parmi d’autres, et aussi Marie-Anne Leroy, guillotinée le 26 juillet 1794 à l’âge de vingt et un ans, ont un son plus proche et plus familier à mes oreilles que les noms de mes contemporains.
Ce dimanche soir à notre arrivée à l’Unic Hôtel, Aghamouri attendait Dannie, assis dans le hall en compagnie de Duwelz et de Gérard Marciano. C’est ce soir-là que j’ai fait la connaissance des deux derniers. Ils ont voulu que nous visitions le jardin derrière l’hôtel où étaient disposées deux tables à parasol. « La fenêtre de ta chambre donne de ce côté », a dit Aghamouri, mais cette précision semblait laisser Dannie indifférente. Duwelz. Marciano. J’essaie de me concentrer pour leur accorder un semblant de réalité, je cherche ce qui les ferait revivre, là sous mes yeux, et grâce à quoi après tout ce temps je sentirais leur présence. Je ne sais pas, moi, un parfum... Duwelz affectait toujours un aspect soigné : moustache blonde, cravate, -costume gris, et il sentait une eau de toilette dont j’ai retrouvé le nom, bien des années plus tard, grâce à un flacon oublié dans une chambre d’hôtel : Pino silvestre. Pendant quelques -secondes, l’odeur duPino silvestre m’avait -évoqué une silhouette de dos qui descend la rue du Montparnasse, un blond à la démarche assez lourde : Duwelz. Puis, plus rien, comme dans ces rêves dont il ne reste qu’un vague reflet au réveil qui s’efface au cours de la journée. Gérard Marciano, lui, était brun, la peau blanche, d’assez petite taille, le regard toujours fixé sur vous, mais il ne vous voyait pas. J’ai mieux connu Aghamouri avec qui j’ai eu plusieurs fois rendez-vous, le soir, dans un café de la place Monge après ses cours à Censier. Chaque fois, j’avais l’impression qu’il voulait me confier quelque chose d’important, sinon il ne m’aurait pas demandé de le rejoindre ici, en tête à tête, loin des autres. Ce café était calme quand la nuit -tombait en hiver, et nous y étions seuls à l’abri au fond de la salle. Un caniche noir appuyait son menton contre la banquette et nous observait en -clignant des yeux. Au souvenir de certains instants de ma vie, des vers me remontent à la mémoire et souvent je cherche le nom de leurs auteurs. Le café de la place Monge le soir est- -associé pour moi au vers suivant : « Les griffes pointues d’un caniche frappant les dalles de la nuit »...
Nous marchions jusqu’à Montparnasse. Au cours de ces trajets, Aghamouri m’avait livré de rares détails le concernant. À la Cité universitaire, il venait d’être expulsé de sa chambre du pavillon du Maroc, mais je n’ai jamais su si c’était pour des raisons politiques ou pour un autre motif. Il habitait un petit appartement qu’on lui avait prêté dans le seizième arrondissement, près de la maison de la Radio. Mais il préférait sa chambre de l’Unic Hôtel qu’il avait obtenue grâce au gérant, « un ami marocain ». Pourquoi garder alors l’appartement du seizième arrondissement ? « C’est ma femme qui habite là. Oui, je suis marié. » Et j’avais senti qu’il ne m’en dirait pas plus. D’ailleurs, il ne répondait jamais aux questions. Les confidences qu’il m’a faites — mais peut-on vraiment parler de confidences ? —, c’était sur le chemin de la place Monge à Montparnasse, entre de longs -silences, comme si la marche l’encourageait à parler.
Quelque chose m’intriguait. Était-il vraiment étudiant ? Quand je lui avais demandé son âge, il m’avait répondu : trente ans. Puis il avait paru regretter de me l’avoir dit. Pouvait-on encore être étudiant à trente ans ? Je n’osais pas lui poser la question de crainte de le blesser. Et Dannie ? Pourquoi voulait-elle être étudiante elle aussi ? Était-il aussi facile que cela de s’inscrire du jour au lendemain dans cette faculté de Censier ? Quand je les observais, elle et lui, à l’Unic Hôtel, ils n’avaient vraiment pas l’air d’étudiants et, là-bas vers Monge, le bâtiment de la faculté, à moitié construit au fond du terrain vague, me semblait brusquement appartenir à une autre ville, un autre pays, une autre vie. Était-ce à cause de Paul Chastagnier, de Duwelz, de Marciano, et de ceux que j’apercevais au -bureau de la réception de l’Unic Hôtel ? Mais je n’étais jamais à l’aise dans le quartier de Montparnasse. Non, vraiment, pas très gaies, ces rues. Dans mon souvenir, la pluie y tombe souvent, alors que d’autres quartiers de Paris, je les vois toujours en été quand j’y rêve. Je crois que Montparnasse s’était éteint depuis la guerre. Plus bas, sur le boulevard, La Coupole et Le Select brillaient encore de quelques feux, mais le quartier avait perdu son âme. Le talent et le cœur n’y étaient plus.
Un dimanche après-midi, j’étais seul avec Dannie, au bas de la rue d’Odessa. La pluie commençait à tomber et nous nous étions réfugiés dans le hall du cinéma Montparnasse. Nous nous étions assis tout au fond de la salle. C’était l’entracte et nous ignorions le titre du film. Ce cinéma immense et délabré m’avait causé le même malaise que les rues du quartier. Il y flottait une odeur d’ozone, comme lorsque vous passez sur une grille de métro. Dans les rangs du public, quelques permissionnaires. Ils prendraient, à la tombée de la nuit, les trains de -Bretagne, vers Brest ou Lorient. Et des coins -dérobés où se cachaient des couples de rencontre qui ne regarderaient pas le film. Pendant la séance, on entendrait leurs plaintes, leurs soupirs et sous eux le grincement de plus en plus fort des sièges... J’ai demandé à Dannie si elle comptait rester longtemps encore dans le -quartier. Non. Pas longtemps. Elle aurait -préféré -habiter une grande chambre dans le -seizième arrondissement. Là-bas, c’était calme et anonyme. Et personne ne pouvait plus vous retrouver. « Pourquoi ? Tu dois te cacher ? — Non. Pas du tout. Et toi, tu aimes ce -quartier ? »
Apparemment, elle avait voulu éviter de répondre à une question embarrassante. Et moi, que pouvais-je lui répondre ? Que j’aime ou que je n’aime pas ce quartier n’avait aucune importance. Il me semble aujourd’hui que je vivais une autre vie à l’intérieur de ma vie quotidienne. Ou, plus exactement, que cette autre vie était reliée à celle assez terne de tous les jours et lui donnait une phosphorescence et un mystère qu’elle n’avait pas en réalité. Ainsi les lieux qui vous sont familiers et que vous revisitez en rêve bien des années plus tard prennent-ils un aspect étrange, comme cette morne rue d’Odessa et ce cinéma Montparnasse à l’odeur de métro.
Je l’ai raccompagnée ce dimanche-là jusqu’à l’Unic Hôtel. Elle avait rendez-vous avec -Aghamouri. « Tu connais sa femme ? » lui ai-je demandé. Elle a paru surprise que je sois au courant de son existence. « Non, m’a-t-elle dit. Il ne la voit presque jamais. Ils sont plus ou moins séparés. » Je n’ai aucun mérite à reproduire cette phrase avec exactitude puisqu’elle figure au bas d’une page de mon carnet après le nom « Aghamouri ». Sur la même page, d’autres notes qui n’ont aucun rapport avec ce triste quartier du Montparnasse, Dannie, Paul -Chastagnier, Aghamouri, mais se rapportent au poète Tristan Corbière et aussi à Jeanne Duval, la maîtresse de Baudelaire. J’avais découvert leurs adresses, puisqu’il est écrit : Corbière, 10, rue Frochot, Jeanne Duval, 17, rue Sauffroy vers 1878. Plus loin, des pages entières leur sont consacrées, ce qui tendrait à prouver qu’ils occupaient une place plus importante pour moi que la plupart des vivants que j’ai côtoyés à cette époque.
Ce soir-là, je l’ai laissée à l’entrée de l’hôtel. J’ai aperçu Aghamouri qui l’attendait debout au milieu du hall. Il portait un manteau beige. Cela aussi, je l’avais noté dans mon carnet, « -Aghamouri : manteau beige ». Sans doute, pour avoir un point de repère plus tard — le plus de petits détails possible concernant cette courte et trouble période de ma vie. « Tu connais sa femme ? — Non, il ne la voit presque jamais. Ils sont plus ou moins séparés. » Des phrases que vous surprenez quand vous croisez deux personnes en conversation dans la rue. Et vous ne saurez jamais de qui il s’agissait. Un train traverse trop vite une gare pour que vous lisiez le nom de la ville sur le panneau. Alors, le front collé à la vitre, vous notez quelques détails : le passage d’un fleuve, le clocher d’un village, une vache noire rêvant sous un arbre, à l’écart du troupeau. Vous espérez qu’à la prochaine gare vous lirez un nom et saurez enfin dans quelle région vous êtes. Je n’ai jamais plus revu aucune des personnes dont les noms figurent sur les pages de ce carnet noir. Leur présence aura été fugitive, et même leurs noms je risquais de les oublier. De simples rencontres mais sans que l’on sache si c’est le hasard qui les provoque. Il existe une période de la vie pour cela, un carrefour où vous pouvez encore hésiter entre plusieurs chemins. Le temps des rencontres, comme il était écrit sur la couverture d’un livre que j’avais trouvé sur les quais. Justement, ce même dimanche soir où j’avais laissé Dannie avec Aghamouri, je marchais, je me demande bien pourquoi, le long du quai Saint-Michel. J’ai remonté le boulevard, aussi lugubre que Montparnasse, peut-être parce qu’il n’y avait pas la foule des jours de semaine et que les façades étaient éteintes. Tout là-haut, au débouché de la rue Monsieur-le-Prince, après les marches et la rampe de fer, une grande vitre éclairée, l’arrière d’un café dont la terrasse donnait sur les grilles du jardin du Luxembourg. Toute la salle du café était dans l’obscurité, sauf cette vitre derrière laquelle d’habitude se tenaient jusque très tard dans la nuit des consommateurs devant un zinc en arc de cercle. Cette nuit-là, parmi eux, deux personnes que j’ai reconnues au passage : Aghamouri, à cause de son manteau beige, -debout, et, à côté de lui, Dannie, assise sur l’un des -tabourets.
Je me suis rapproché. J’aurais pu pousser la porte vitrée et les rejoindre. Mais la crainte d’être un intrus m’a retenu. À cette époque, n’ai-je pas toujours été en retrait, dans la position du spectateur, je dirais même de celui que l’on appelait le « spectateur nocturne », cet écrivain du XVIIIe siècle que j’aimais beaucoup et dont le nom figure à plusieurs reprises accompagné de notes, sur les pages de mon carnet noir ? Paul Chastagnier, lorsque nous étions ensemble du côté de Falguière ou des Favorites, m’avait dit un jour : « C’est bizarre... vous écoutez les gens avec beaucoup d’attention... mais vous êtes ailleurs... » Derrière la vitre, sous la lumière trop vive du néon, la chevelure de Dannie n’était plus châtain clair, mais blonde, et sa peau encore plus pâle que d’habitude, laiteuse, avec ses taches de son. Elle était la seule personne assise sur un tabouret. Un groupe de trois ou quatre autres clients se tenaient derrière elle et Aghamouri, des verres à la main. Aghamouri se penchait vers elle et lui parlait à l’oreille. Il l’embrassait dans le cou. Elle riait et buvait une gorgée d’un alcool que j’avais reconnu à sa couleur et qu’elle commandait chaque fois que nous nous trouvions dans un café : du -Cointreau.
Je me demandais si je lui dirais le lendemain : Je t’ai vue la nuit dernière avec Aghamouri au café Luxembourg. J’ignorais encore quels étaient leurs liens exacts. En tout cas, ils n’occupaient pas la même chambre à l’Unic Hôtel. J’avais essayé de comprendre ce qui unissait ce petit groupe. Apparemment, Gérard Marciano était l’ami d’Aghamouri depuis longtemps et celui-ci l’avait présenté à Dannie quand tous deux habitaient la Cité universitaire. Paul -Chastagnier et Marciano se tutoyaient, malgré leur différence d’âge, et Duwelz, de même. Mais ni Chastagnier ni Duwelz n’avaient rencontré -Dannie avant qu’elle habite à l’Unic Hôtel. Enfin, Aghamouri entretenait des rapports assez étroits avec le gérant de l’hôtel, le dénommé Lakhdar, qui venait un jour sur deux dans le bureau, derrière le comptoir de la réception. Il était souvent accompagné d’un nommé « Davin ». Ces deux-là semblaient connaître de longue date Paul Chastagnier, Marciano et Duwelz. Tout cela je l’avais noté dans le carnet noir, un après-midi que j’attendais Dannie, un peu comme on fait des mots croisés ou des croquis, pour passer le temps.

Commenter ce livre

 

04/10/2012 177 pages 16,90 €
Scannez le code barre 9782070138876
9782070138876
© Notice établie par ORB
plus d'informations